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Chiff' - Page 83

  • Laver les ombres

     

     Léa danse, elle se perd entre sa compagnie dont elle fête les dix ans, les tournées et ses échecs amoureux. Sa mère, elle, au fond de la Bretagne, se tait. Elle tait comme elle l'a toujours fait les blessures d'un passé qui ronge, comme une lèpre, sa vie et celle de sa fille.

    Par ce silence, Romilda, la mère, a emplit d'un vide immense le coeur de sa fille. Si Léa danse, c'est parce qu'elle a peur du silence, peur de l'immobilité qui appelle la mort. Parce que bouger est le seul moyen de ne pas penser, de ne plus penser et d'écarter la souffrance. Léa danse pour fuir, mais aussi pour que son corps lui appartienne même si elle ne sait pas très bien pourquoi il lui faut cette maîtrise totale de son corps pour se sentir bien.

    "Danser c'est altérer le vide.

    Pourquoi inscrire un mouvement dans le rien? Elle voudrait tant pouvoir juste contempler et habiter simplement, sans bouger. Elle envie ceux qui le peuvent. Elle, elle n'y arrive pas.

    Elle est un mot étranger jeté dans une langue. Comme un mot tout seul jeté dans le silence. Elle se sent intruse. Depuis toute petite.

    Alors elle danse. Il faut qu'elle trace, avec son corps, les lignes qui permettent d'intégrer l'espace. Seule la beauté du mouvement peut la sauver.

    C'est sa façon de trouver place dans la vie."

     Mais en rencontrant Bruno, tout en immobilité, en le fuyant malgré l'amour profond qu'elle éprouve pour lui, elle comprend qu'il va falloir qu'elle aille chercher les origines de la peur qui habite les yeux de sa mère, de la violence contenue de cette italienne en exil qui a fait d'elle ce qu'elle est. C'est au coeur d'une tempête d'une rare violence que la parole va éclore.

    Jolie métaphore que celle de la tempête. Cette tempête est celle qui habite Léa et sa mère, qui les dévaste le temps d'une vie avant de les laisser enfin sereines, aptes à faire face au passé et au présent. C'est dans le cocon d'une cuisine qu'elles vont enfin se parler, se découvrir l'une l'autre, au chaud, alors que le vent détruit tout à l'extérieur.

    Comme dans Les demeurées, Jeanne Benameur explore les méandres des relations entre mère et fille, de la transmission. Léa et Romilda, l'une et l'autre brisées par un homme. Romilda a aimé passionnément, aimé jusqu'à se taire quand l'homme qui lui avait promis le mariage a vendu son corps au premier venu. Aimé au point de le suivre en France, de l'épouser et de donner le jour à son enfant. Romilda a aimé, mais n'a fait que survivre, habitée par la peur qu'un jour sa fille apprenne et la rejette. Une peur qu'elle lui a transmise en même temps que les gestes, la nécessité du mouvement, la fuite. Laver les ombres raconte le poison du secret, mais aussi l'amour inaltérable et immense qui peut unir une mère et sa fille.

    "Elle consacre.

    Son unique baptême, il est là.

    Elle se reconnaît fille de.

    Et cette femme-là, allongée, qui ose enfin parler, c'est sa mère."

    L'écriture syncopée,  sèche de l'auteur traduit à merveille l'étouffement, la peur et la douleur rentrée. La difficulté de mettre en mot la souffrance, de parler. C'est violent, moralement, et physiquement aussi, mais très beau. On lit presque sans respirer ce texte. La narration qui alterne le présent de Léa perdue dans ses souvenirs et le passé de Romilda distille petit à petit l'horreur, la compréhension des noeuds noués dans cette famille.

     Laver les ombres, en photographie, c'est amener des visages à la lumière. Là, c'est passer à l'âge adulte en regardant en pleine lumière ceux qui nous entourent. Quand Romilda met enfin des mots sur son passé, Léa quitte l'enfance, apprend, à défaut de comprendre, que son père, comme sa mère ont été des individus avec leurs noirceurs, leurs naïvetés, et la complexité d'un amour.

    C'est beau, poignant, étouffant, très juste aussi.

    "Aimer c'est juste accorder la lumière à la solitude.

    Et c'est immense."

     L'avis de Lily, Adlitteram, Sylire, BellesahiYohan,...

     

    Jeanne Benameur, Laver les ombres, Actes Sud, 2008 4/5

     

  • Ronde de BD

    A l'époque des Sengokujidai, ère Muromachi, le Japon est marqué par des conflits dans fin qui requièrent la formation de guerriers toujours plus nombreux. Kyoteru est un enfant de ninja, dont l'absence de talent le contraint à faire face aux moqueries et à la honte de son père. Pour prouver sa valeur, il va se lancer seul dans une mission difficile. Mais c'est sans compter avec le soutien de sa petite soeur Kageko, avec laquelle il partage un lien aussi fort qu'étrange.

    Le contexte historique riche et dense qui sert d'arrière-plan à l'histoire de Kyoteru et de sa famille est le prétexte à développer une histoire universelle sur l'enfance et ses cruautés. Kyoteru doit faire face aux brimades, aux moqueries, à la honte et à la pression que fait peser sur lui la nécessité de se montrer à la hauteur de la réputation de sa famille. Une situation qui le pousse à partir à l'aventure. Le lien entre le frère et la soeur est au centre de ce premier tome et ouvre de belles perspectives pour la suite du scénario: il est le fruit d'un amour sans faille et d'un refus de la cruauté du monde des adultes si difficile à éciter. L'histoire de Kyoteru et Kageko n'est pas exempte de violence, mais l'humour, toujours présent, allège la lecture.  Ajoutez-y un graphisme des plus agréable, un mélange de fantastique et d'histoire à hauteur d'enfant qui donne un résultat attachant et prenant et vous obtenez une bande dessinée sympathique à découvrir!

    Jee-Yun - Jung, Kyoteru, t. 1 Enfant de l'ombre, Delcourt, 2008

     Je ne sais pas vous, mais j'aime Sfar. Aussi, quand le hasard me met entre les mains une de ses oeuvres que je n'ai pas encore ue l'occasion de lire, je le remercie et me plonge sans plus attendre dans l'oeuvre en question!

    J'ai pour le coup été embarquée dans les aventures de Liliane Bowell, fille d'archéologue et d'Imhotep IV, momie et pharaon de sa personne. Nos deux héros sont amoureux. Seul petit problème, Imhotep est propriété de la Couronne, et, accessoirement, mort. Ce qui ne va pas l'empêcher de tout tenter pour épouser sa dulcinée.

    Un vaudeville à la sauce fantastique, ni plus ni moins! Un petit bonheur de lecture déjantée, servi par un graphisme qui flirte avec l'aquarelle. On suit notre momie partant à la découverte de Londres, buvant sa première tasse de thé, se disputant avec son père, Imhotep III, en très grande forme pour une momie de cet âge, s'évadant, avec un plaisir sans faille. Quand à l'humour qui piment les situations rocambolesques que subissent nos tourteraux, il est délicieux. La poésie de l'ensemble, le charme qui s'en dégage fait le reste. Un coup de coeur!

     Avec une spéciale dédicace à nos victoriennes pour l'apparition de la reine Victoria dont les mésaventures sont des plus savoureuses!

     Sfar, Guibert, La fille du professeur, Humour libre, 1997

     

  • Fleurs de dragon

     

    Japon, 15e siècle. Le pays sombre dans le chaos des guerres civiles. Dans ce contexte troublé, l'enquêteur Ryôsaku est chargé par le shogun de poursuivre un mystérieux groupe d'assassins qui prend pour cible des samouraïs. Accompagné de trois adolescents, Kaoru, Keiji et Sôzô qui maîtrisent le sabre, il prend la route.

    Fleurs de dragon est une bonne surprise, un roman plutôt prenant qui se lit d'une traite. Il faut dire que les personnages y sont attachants et pittoresques. Ryôsaku l'inspecteur par exemple, armé de son seul marteau à sagesse qu'il utilise sur lui-même quand ses idées sont embrouillées, et pour faire entrer quelques grammes de sagesse dans la tête pour le moins dure de ses trois compagnons. Et Kaoru, l'adolescent puéril, frondeur et provocateur au grand coeur, Keiji qui ne vit que pour mener à bien une vengeance, Sôzô qui préfère la musique au bushido, les trois soeurs Ninja, adorables pestes qui relâchent des carpes domestiques... Tous acquièrent au fil des pages une épaisseur qui les rend proche du lecteur malgré la période historique lointaine au cours de laquelle ils vivent  C'est un des rare reproche que je ferais au roman d'ailleurs, maigre reproche s'il en est: les trois adolescents sont un brin trop adolescents pour un monde où à 15 ans, on passait à l'âge adulte. Mais en dehors de cela, Jérôme Noirez sait utiliser avec intelligence et sans pédanterie aucune le cadre qu'il a choisit pour son histoire. On voit avec plaisir les quatre héros s'apprivoiser, apprendre à se connaître, se soutenir et se chamailler. On en apprend plus au fil des pages sur le Japon féodal et ses coutumes, sur la religion japonaise, le culture, les dissensions politiques. Et sans s'ennuyer puisque tout cela est distillé entre deux rebondissements de l'enquête, deux combats haletants et les mésaventures parfois drôlatiques que subit surtout le pauvre Kaoru prompt à s'attirer des ennuis. Le tout est appuyé par un dossier en fin de roman qui permet d'en apprendre encore plus dans le même esprit.

    Bref, l'équilibre se fait sans difficulté entre roman policier et roman historique dans l'humour, le frisson et le plaisir de lire un bonne histoire de fantômes qui n'en sont pas. Fortement conseillé!

    L'avis de Francesca, d'Algernon, de Sylvie, de Tvless.

    Le Cafard cosmique en parle avec un enthousiasme communicatif.

    L'auteur a un site.

    Pour la petite histoire, Fleurs de dragon a été sélectionné pour le Prix des mordus du polar 2009.

     

    Jérôme Noirez, Fleurs de dragon, Gulf Stream, 2008, 4/5

     

  • Le sabre des Takeda

    Japon, époque des Guerres des Provinces, 16e siècle. Yamamot Kensuke, nain, borgne et boiteux va devenir le stratège génial du Tigre de Kai, le seigneur Takeda Harunobu Shingen et mener le clan Takeda de victoires en victoires. Vénérant son seigneur et sa concubine, Yubu au caractère aussi vif que sa beauté, il est soutenu par le rêve fou d'unifier le Japon. C'est la vie de ce personnage hors du commun que conte Yasushi Inoué.

    Me plonger dans un roman de Yasushi Inoué est un plaisir que je m'offre de temps à autre. Il me reste encore beaucoup de ses oeuvres à découvrir, chose que je savoure à sa juste valeur. La quatrième de couverture et la couverture m'avait préparée à une ambiance assez différente de celle découverte dans Le maître de thé et Le fusil de chasse. Je n'ai pas été déçue.

    Le sabre des Takeda un roman d'amour, un roman de vengeance, un roman de guerre, et un roman historique. Tout ça à la fois, promis, juré! Fil conducteur et principal héros du récit de Yasushi Inoué, Yamamoto Kensuke a réellement existé et reste un des personnages les plus mystérieux de l'histoire japonaise: jusqu'à la découverte d'une lettre mentionnant son nom, les historiens doutaient de son existence même. Il n'était qu'un des personnages des annales du clan Takeda, un homme dont les prouesses étaient louées. Le mystère qui entoure ce personnage est ce qui a permis à Yasushi Inoué de se l'approprier et de lui donner vie sous les traits d'un être difforme, dont l'intelligence et le génie tactique vont lui permettre de s'élever à un haut rang. Rônin (samouraï sans maître), Kensuke va s'introduire auprès de Takeda par la ruse, et révéler petit à petit son génie, mais aussi ses failles et ses doutes. L'amour profond qu'il éprouve pour dame Yubu dont la beauté l'éblouit, la loyauté dont il fait preuve envers l'homme qui a su le regarder franchement malgré sa laideur vont guider ses actes dans un Japon déchiré par des guerres incessantes. Pour tout dire, c'est un personnage extraordinaire.

    J'ai aussi beaucoup aimé le personnage de dame Yubu, et la manière dont l'univers des femmes japonaises nobles se dessine en filigrane du récit. Dame Yubu, fille d'un seigneur vaincue, qui a refusé de se suicider comme l'honneur lui commandait va devenir la concubine du seigneur Takeda, position dangereuse s'il en est. Haïe par l'épouse légitime, mère d'un fils qui ne sera jamais au plus haut rang, elle hait et adore à la fois l'homme qui a fait d'elle moins qu'une épouse.

    Chacun des trois personnages principaux lutte à sa manière pour vivre, continuer quelqu'en soit le prix, porté chacun par un rêve. Kensuke l'unification du Japon, Takeda le pouvoir, Yubu l'avenir de son fils. En fait, Inoué brosse une fresque historique, mais il fait des seigneurs, généraux et autres guerriers des personnages humains et non plus des ombres chinoises. Takeda, le farouche et génial chef de clan est aussi un jeune homme dépassé par le vieux stratège qui le couve comme une poule son oeuf, et qui se laisse embobiner par les manigances de sa concubine quand il ne se laisse pas dicter sa stratégie par le contenu de sa culotte. Cela lui donne des côtés exaspérants, attendrissants et drôle. Il en va de même pour Kansuke, qui désespère parfois devant les frasques de ses protégés, se laisse aller à une tendresse bougonne ou à un enthousiasme digne d'un jeune homme. Une chose est certaine, on s'attache à eux.

    Le roman vaut également pour la description qui est faite du Japon du 16e siècle. L'univers des seigneurs de guerre et des samouraïs, les luttes de pouvoir entre clans, le poids de la religion, les stratégies matrimoniales et les règles du bushido forment un tout passionnant. C'est un monde impitoyable qui se dessine sous les yeux du lecteur, ou chaque bataille gagnée ouvre sur un nouveau combat, ou les ennemis abattus ne cessent d'être un danger que quand ils sont morts.

     Tout cela m'a donné envie de retourner vers les films de Kurosawa. Et je crois que je ne vais pas me priver!

     

    Yasushi Inoué, Le sabre des Takeda, Picquier, 2006, 4/5

  • Période glaciaire

     

    Dans un futur lointain, la Terre est couverte de glace. Mais une chose n'a pas changé, les hommes sont toujours en quête de leur passé. Ainsi, une équipe de scientifiques parcourt les grands espaces pour trouver des témoignages de l'histoire des hommes. Au détour d'une tempête, ils tombent sur un étrange monument qui s'avère être le musée du Louvre.

    Voilà fort longtemps que je voulais parler de ce petit bijou qu'est Période glaciaire où le talent de Nicolas de Crécy trouve pleinement à s'exprimer. Le scénario est intelligent, palpitant, plein d'humour, érudit, bref, il est passionnant. Et une fois qu'on s'est habitué à son dessin qui a des apparences d'aquarelle, on l'avale avec appétit!

    D'ailleurs, à titre d'exemple, voilà une fort jolie planche extraite de l'album

    De quoi est-il question? Avant tout de la manière dont l'homme écrit l'histoire. Les archéologues et autres scientifiques du futur cherchent à décrypter la civilisation du 21e siècle à l'aune des vestiges qu'ils retrouvent pris dans les glaces. Les voir discuter de la signification des tags qu'ils assimilent à des inscriptions religieuses, refaire l'histoire de notre civilisation à partir des tableaux du Louvre est tout bonnement passionnant en plus d'être hilarant. C'est de fait une réflexion ludique sur les sciences humaines et l'interprétation que l'on donne à ce que nos ancêtres ont laissé derrière eux. Ludique parce que lorsque nos personnages découvrent le Louvre, ils sont comme devant des enfants devant un arbre de Noël, et comme des scientifiques soudain submergés par des informations qu'il leur faut décrypter, classer, interpréter dans des conditions difficiles. La réflexion sur les sciences humaines s'accompagne d'une rélfexion sur l'oeuvre d'art et le décalage entre ce que l'artiste a voulu représenter, signifier, et ce que celui qui regarde peut percevoir.

    Mais surtout, c'est là que le fantastique fait irruption dans le récit. Avant, c'est de la science-fiction, de l'anticipation pour être plus exacte. Mais une fois que les oeuvres d'art se mettent à parler... Alors là, l'absurde commente à règner en maître. Les représentations du Christ se battent pour savoir qui est la bonne, le boeuf écorché de Rembrandt est de très mauvaise humeur, les divinités se chamaillent... Et entre deux, les oeuvres daignent raconter à Hulk, le cochon-chien doué de parole ce qu'était le Louvre, ses visiteurs, ses us et coutumes, Paris autour. Le regard sur la civilisation du tourisme et de la culture n'est pas piqué des hannetons.

     

    La manière dont Nicolas de Crécy reproduit les oeuvres, les mêle, les utilise démontre, s'il en était  besoin son talent et son imagination débordante. Il offre une oeuvre foisonnante et profonde qui est passionnante de bout en bout et prend la forme d'un superbe album au beau papier. Bref, un coup de coeur, vous l'aurez compris!

     

    Un article sur BDNet, l'avis de Sylvie, de DDa.

     

    Nicolas de Crécy, Période glaciaire, Futuropolis, Louvre, 2005