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jeanne benameur

  • Laver les ombres

     

     Léa danse, elle se perd entre sa compagnie dont elle fête les dix ans, les tournées et ses échecs amoureux. Sa mère, elle, au fond de la Bretagne, se tait. Elle tait comme elle l'a toujours fait les blessures d'un passé qui ronge, comme une lèpre, sa vie et celle de sa fille.

    Par ce silence, Romilda, la mère, a emplit d'un vide immense le coeur de sa fille. Si Léa danse, c'est parce qu'elle a peur du silence, peur de l'immobilité qui appelle la mort. Parce que bouger est le seul moyen de ne pas penser, de ne plus penser et d'écarter la souffrance. Léa danse pour fuir, mais aussi pour que son corps lui appartienne même si elle ne sait pas très bien pourquoi il lui faut cette maîtrise totale de son corps pour se sentir bien.

    "Danser c'est altérer le vide.

    Pourquoi inscrire un mouvement dans le rien? Elle voudrait tant pouvoir juste contempler et habiter simplement, sans bouger. Elle envie ceux qui le peuvent. Elle, elle n'y arrive pas.

    Elle est un mot étranger jeté dans une langue. Comme un mot tout seul jeté dans le silence. Elle se sent intruse. Depuis toute petite.

    Alors elle danse. Il faut qu'elle trace, avec son corps, les lignes qui permettent d'intégrer l'espace. Seule la beauté du mouvement peut la sauver.

    C'est sa façon de trouver place dans la vie."

     Mais en rencontrant Bruno, tout en immobilité, en le fuyant malgré l'amour profond qu'elle éprouve pour lui, elle comprend qu'il va falloir qu'elle aille chercher les origines de la peur qui habite les yeux de sa mère, de la violence contenue de cette italienne en exil qui a fait d'elle ce qu'elle est. C'est au coeur d'une tempête d'une rare violence que la parole va éclore.

    Jolie métaphore que celle de la tempête. Cette tempête est celle qui habite Léa et sa mère, qui les dévaste le temps d'une vie avant de les laisser enfin sereines, aptes à faire face au passé et au présent. C'est dans le cocon d'une cuisine qu'elles vont enfin se parler, se découvrir l'une l'autre, au chaud, alors que le vent détruit tout à l'extérieur.

    Comme dans Les demeurées, Jeanne Benameur explore les méandres des relations entre mère et fille, de la transmission. Léa et Romilda, l'une et l'autre brisées par un homme. Romilda a aimé passionnément, aimé jusqu'à se taire quand l'homme qui lui avait promis le mariage a vendu son corps au premier venu. Aimé au point de le suivre en France, de l'épouser et de donner le jour à son enfant. Romilda a aimé, mais n'a fait que survivre, habitée par la peur qu'un jour sa fille apprenne et la rejette. Une peur qu'elle lui a transmise en même temps que les gestes, la nécessité du mouvement, la fuite. Laver les ombres raconte le poison du secret, mais aussi l'amour inaltérable et immense qui peut unir une mère et sa fille.

    "Elle consacre.

    Son unique baptême, il est là.

    Elle se reconnaît fille de.

    Et cette femme-là, allongée, qui ose enfin parler, c'est sa mère."

    L'écriture syncopée,  sèche de l'auteur traduit à merveille l'étouffement, la peur et la douleur rentrée. La difficulté de mettre en mot la souffrance, de parler. C'est violent, moralement, et physiquement aussi, mais très beau. On lit presque sans respirer ce texte. La narration qui alterne le présent de Léa perdue dans ses souvenirs et le passé de Romilda distille petit à petit l'horreur, la compréhension des noeuds noués dans cette famille.

     Laver les ombres, en photographie, c'est amener des visages à la lumière. Là, c'est passer à l'âge adulte en regardant en pleine lumière ceux qui nous entourent. Quand Romilda met enfin des mots sur son passé, Léa quitte l'enfance, apprend, à défaut de comprendre, que son père, comme sa mère ont été des individus avec leurs noirceurs, leurs naïvetés, et la complexité d'un amour.

    C'est beau, poignant, étouffant, très juste aussi.

    "Aimer c'est juste accorder la lumière à la solitude.

    Et c'est immense."

     L'avis de Lily, Adlitteram, Sylire, BellesahiYohan,...

     

    Jeanne Benameur, Laver les ombres, Actes Sud, 2008 4/5

     

  • Les demeurées

     

    Jeanne Benameur est définitivement devenue pour moi une magicienne de la langue, une romancière de haute volée qui fait chanter les mots avec une poésie rare. Un jour mes princes sont venus m'avait séduit et touchée. Les demeurées restera pour moi un de ces tous petits livres qui gardent une couleur particulière dans les souvenirs de lecture, entre ombre et lumière. A la fois sombre tant ce qu'il raconte est infiniment dur, et lumineux pour l'espoir, l'amour qui se dégagent de ses pages.

    La Varenne est la demeurée du village. Sa petite Luce l'est donc aussi. Car que peut être l'enfant d'un demeuré, sinon demeuré lui-même. Maintenues à l'écart par les honnêtes gens, les gens normaux, elles forment un bloc d'amour, une seule âme pour deux corps. Jusqu'au jour où arrive mademoiselle Solange, l'institutrice. Par elle, le mur qui sépare Luce du monde va commencer à se fissurer.

     Mois de 100 pages et tellement de choses à en garder, tellement de choses dont il faudrait parler. La Varienne et Luce, deux êtres hors du monde et qui pourtant y vivent tellement plus que les autres. Tout ce qu'elles sont, tout ce qu'elles vivent passe par les sensations brutes, les odeurs, les couleurs, le toucher. Rien n'est réfléchi, intellectualisé. Pour la mère, rien n'est en dehors de sa fille. Et sans elle, elle n'est rien d'autre qu'une enveloppe vide qui ne trouve plus de sens à une existence dont elle a à peine le sentiment. La Varienne n'a pas les mots pour se dire. Juste les sensations.

    "Le regard qu'elle pose sur l'enfant qui part le matin sans un mot a la lueur rauque des cris qu'on ne pousse pas, la sauvagerie inarticulée de ces sons que parviennent à lancer, parfois, les muets. Luce le reçoit en plein coeur et son coeur devient "là-bas", quelque part tout en haut, sous l'aile d'un oiseau. Elle échappe.

    Il lui faut l'air qui manque trop quand leurs deux regards se croisent.

    Il y a quelque chose de vital dans les fuites de la petite, de vital et d'éperdu."

    Si Luce, parfois, s'échappe, c'est pour revenir toujours vers celle qui lui a donné le jour. Avec sa langue épurée, Jeanne Benameur entre dans l'intériorité de ces deux êtres hors norme, révèle cet "autrement" qui régit leur vie et leur permet de continuer à vivre malgré tout dans un bonheur si complet qu'il ne devrait pas exister et qu'il est incompréhensible à ceux qui les entourent.

     "Mademoiselle Solange repense aux contes que sa mère lui lisait dans son enfance.

    C'était là, quand elle écoutait de tout son être ces paroles auxquelles sa mère ne prêtait plus attention à force de les répéter qu'elle savait quelque chose.

    Quand les paroles trop lues se vident de leur sens, enfin légères, elles font leur chemin. Elles l'ont fait alors jusqu'à  cette part d'elle-même qu'on nomme peut-être l'âme et qui s'est endormie.

    Luce et La Varienne l'ont réveillée jusqu'à l'éblouissement.

    Comment faire désormais?

    Elle voudrait parler à quelqu'un.

    Devant elle, le secret tissé entre deux êtres.

    La Varienne et sa petite Luce peuvent se passer de tout. Même de nom.

    Le savoir ne les intéresse pas. Elles vivent une connaissance que personne ne peut approcher.

    Qui était-elle, elle, pour pouvoir toucher une telle merveille?

    Comme elle a été naïve de croire qu'elle pouvait apporter à un être quelque chose de plus!

    La petite est comblée. De tout temps comblée et si elle l'ignorait, en la faisant venir ici, dans cette école, elle le lui a appris. C'est la seule chose qu'elle lui ait enseignée sans le savoir: une douleur et un bonheur intense. Savoir qu'on manque à quelqu'un, que quelqu'un nous manque."

    Pourtant, le monde est là, présent, et même l'amour le plus fusionnel ne peut l'ignorer. Le monde pour Luce et La Varienne, c'est celui du village avec lequel elles cohabitent dans une indifférence partagée de part et d'autre et bienheureuse jusqu'à l'arivée de Mademoiselle Solange. Que représente-t-elle, cette jeune institutrice. L'école républicaine, le savoir obligatoire et égal pour tous, les interdits et le déchirement pour la mère et la fille contraintes de se séparer comme elles n'avaient encore jamais eu à le faire. Tout cela mais aussi le monde qui s'ouvre pour Luce. Pourtant elle résiste la petite, refuse ces mots, ce savoir qui la séparent de sa mère et sont une trahison.

    "Le vieil homme lui répond qu'on ne peut rien, rien, contre l'obstination d'un enfant. "On ne fait pas accéder au savoir les êtres malgré eux, mon petit. Cela ne serait pas du bonheur, et apprendre est une joie, avant tout une joie. Rappelez-vous toujours, Solange, une joie." La lettre du vieux professeur ne l'a ps réconfortée. Qu'a-t-elle fait de cette joie, mon dieu, qu'en a-t-elle fait, elle qui a précipité une enfant dans la maladie, dans l'absence, avec la bénédiction de tous ici?

    Si au moins on lui en voulait, si elle pouvait se battre, argumenter. Mais personne ne lui demande rien. Dans le village, les choses sont enfin en ordre. Et grâce à elle. Elle a servi ce qu'elle hait."

     Mais petit à petit, par des biais inattendus, le mur se fendille. Luce rencontre le monde, passe le seuil de l'amour maternel qui la maintenait enfermée. Elle se libère de sa mère. Ce que Mademoiselle Solange lui apporte, c'est ce qui lui manquait pour prendre son envol: la compréhension de mots. Cela m'a fait penser au magnifique Le vol de l'ibis rouge. L'importance de savoir lire et écrire pour entrer pleinement dans le monde. L'importance d'une rencontre qui peut transformer une vie. Pour Luce, c'est une institutrice, mais surtout, ce sont les fils de couleur, et la broderie qui lui permet de jeter sur le tissu ce qu'elle ne peut exprimer. "Le monde s'est ouvert. Chaque soir, elle brode les mots nouveaux, se les répète silencieusement." Un art qui la transcende et la fait exister autrement que par sa mère sans pour autant tuer l'amour qu'elles partagent.

    Il n'y a pas de jugement porté sur cet amour névrotique, sur la fusion de la mère et de la fille, sur l'intervention d'une institutrice qui ne pourra pas supporter cette rencontre et le doute qu'elle porte sur sa volonté de donner le savoir. Luce est aussi l'incarnation de ce que peut représenter le pas à faire entre ignorance et savoir, de la peur que l'on peut avoir lorsqu'on fait face à l'infinité de ce qu'il y a à comprendre et apprendre.

     PS: j'ai pensé pendant cette lecture à des films. Brodeuses, Séraphine...

    Dominique n'a pas aimé, Florinette si, tout comme Bellesahi. Un très beau billet de Sylvie avec une multitude de liens plus intéressants les uns que les autres.

     

    Jeanne Benameur, Les Demeurées, Denoël, 2000, 84 p.

  • Un jour mes princes sont venus

    Livre - Un Jour Mes Princes Sont Venus

     

    Elle essaie les histoires d'amour comme autant de vêtements qui jamais ne lui vont. Elle accumule les échecs, les larmes, les rires et les regrets en cherchant le chemin vers cette blessure qui l'empêche de vivre et d'aimer.

     

    Il y a de ces romans qui sans explication rationnelle touchent leur lecteur, semblent lui parler, ou en tout cas, trouvent un écho en lui. Pour diverses raisons sur lesquelles je ne m'étendrais pas, Un jour mes princes sont venus a été, pour moi, un de ces romans.

    Cette jeune femme dont nous ne connaîtrons pas le nom parle, monologue, porte sur sa vie et ses amours passées un regard d'entomologiste presque. Elle dissèque les raisons qui l'ont menées à cumuler des histoires d'amour sans issues. Elle s'interroge sur son incapacité à s'accorder des relations sans lendemain, à accepter simplement la chaleur du corps de l'autre sans rien attendre d'un avenir commun. Elle remonte le fil jusqu'à ce père mort trop vite, trop tôt, dont elle ne parvient pas à guérir. C'est à la fois infiniment triste, léger, et plen d'espoir. Léger parce que ces histoires qu'elle a cumulé, elle les regarde avec un brin d'ironie, parfois un sourire pour l'aveuglement et la naïveté dont elle a fait preuve. Et parce qu'il est difficile de ne pas se reconnaître un peu en elle et en ses amies. On retrouve un peu de ces discussions sur les hommes que l'on peut avoir avec les copines, un peu de ces magazines de fille.

    Triste parce que les mots qu'elle adresse à son père, elle n'a jamais pu les lui dire de son vivant. Trop de retenue, trop d'incompréhension, et puis la culpabilité d'être devenue femme, d'avoir en quelque sorte trahi. La colère aussi de ne pas avoir pu continuer à s'opposer au père, à l'autorité. Et puis, la légereté cache aussi l'interrogation plus profonde: qu'est-ce qu'il y a chez moi qui ne va pas pour que l'amour ne me vienne pas, pour que je sois incapable de me laisser porter.

    "Ce que je vis est un malheur courant. Les magazines le disent. Les télévisions le clament. Les femmes se le susurrent. Les hommes se le murmurent. Mais moi? Hein? Moi dans tout ça? Que les femmes de ma génération essuient les difficultés de la liberté sans modèle soit. Que les femmes de ma génération s'occupent de leur réalisation professionnelle, etc, soit. Je pourrais très bien me couler dans la problématique commune et me reposer en me disant C'est une affaire de génération. Et voilà!

    Mais je sais que ce serait tricher.

    Des hommes qui me regardent, qui me veulent, il y en a. C'est en moi que quelque chose ne va pas?"

     L'espoir? Il est dans la guérison progressive. Petit à petit, elle trouve sa place. Dans l'amitié et dans l'amour. Elle quitte définitivement l'enfance.

    "Mon éducation et faite. Parfaite.

    Je sais que chacun est libre de sa propre mort.

    Je sais que l'amour ne sauve pas de la mort. L'amour c'est fait pour vivre, c'est tout. Et c'est bien.

    J'ai quitté la paume ouverte où plus rien ne me retient prisonnière.

    Et j'ai été seule.

    Et j'ai été vivante.

    Enfin.

    Merci mes princes.

    Maintenant, un homme peut venir."

     Poésie, épure, sensibilité, Jeanne Benameur offre un roman où s'équilibre douceur, amertume et sérénité. Un très beau moment dont je me souviendrai longtemps.

     

    L'avis de Gawou

     

    Jeanne Benameur, Un jour mes princes sont venus, Denoël, 2001, 142p.  5/5