Ou comment Pip, orphelin élevé par sa soeur et son forgeron de mari, va acquérir de grandes espérances, vivre de folles aventures et devenir un homme.
Autant être franche, si Fashion n'était pas un jour passée par là avec son challenge, je n'aurais sans doute jamais approché, même de loin, ce bon vieux Charles Dickens. Un a priori impliquant une bonne dose de poussière, des orphelins, quelques horribles drames et beaucoup de larmes. Il faut dire que ce ne sont pas les adaptations en dessin animé de mon enfance qui auraient pu me donner une subite envie de me jeter sur les pavés de Charles!
Bref, je ne vais pas m'étendre sur mes traumatismes d'enfance et cesser là ce suspense insoutenable: Dickens, c'est poussiéreux ou pas?
Et bien non, Dickens n'est pas poussièreux! Il est même plutôt rock n'roll! Et oui! Prenons De grandes espérances puisque c'est, de toute manière, de lui qu'il est question: évasions rocambolesques, meurtres, déchirements amoureux, vils profiteurs, hommes de loi de glace, vieille sorcière échevelée, sublime beauté au coeur froid, et j'en passe. Ca ne vous donne pas envie vu sous cet angle là? Moi, si on me l'avait vendu comme ça, ça n'aurait pas fait un pli!
De grandes espérances est un roman aux multiples facettes. Il y a, bien sûr, les aventures de Pip, son amour malheureux, Magwitch le forçat, miss Havisham et ses horribles complots: un récit plein de suspense, de rebondissements, de brouillard et de tempête qu'on dévore par envie de savoir ce qui va bien pouvoir arriver aux héros. Dickens est un feuilletoniste, et on le sent dans son art de tirer les fils de son intrigue, de lier les personnages les uns aux autres.
Mais ce n'est pas l'essentiel. Dickens est un formidable raconteur d'histoires et observateur de son temps. La satire est là, féroce et lucide. Il prend prétexte du roman d'initiation pour décrire l'Angleterre telle que la bonne société ne la connaît pas, ou peu, et telle qu'elle la condamne quand des échos de ce qu'il s'y passe lui parviennent. On découvre en même temps que Pip, les difficultés de la vie d'un enfant orphelin dans les classes populaires, le sort des forçats sur les pontons, la bêtise des gens respectables, le pouvoir de l'argent. Puis, quand il lui vient soudain de grandes espérances, c'est un autre univers: celui des jeunes messieurs oisifs, dépensiers, vaniteux en même temps que celui d'une ville de Londre ambivalente: brillante des fastes de la richesse d'un côté, noire, poisseuse et dangereuse de l'autre. Ambivalente comme l'est Pip finalement...
Parlons un peu de lui et des autres personnages. La première impression à la lecture est que Dickens utilise des archétypes: le gentil, le méchant, le fou, le riche, le pauvre... C'est, dans une certaine mesure, exact. Joe par exemple, le beau-frère de Pip, son père d'adoption, est irrémédiablement gentil, au point d'être agaçant parfois. Jaggers l'homme de loi est rongé par son métier, effroyablement lucide sur le monde qui l'entoure et d'une froideur à toute épreuve. Orlick l'ouvrier est tout de méchanceté et de bêtise. Pumblechook est un cauchemar de vanité, d'affabulation et de vile flatterie. Chacun à sa manière donne à Pip une impulsion qui lui permet d'avancer, de se confronter à la réalité. J'avoue bien aimer Pip. Parce qu'il est faible, parce qu'il a peur, parce qu'il ne va pas au bout de ses convictions, parce qu'il a honte de ses origines et de sa famille, parce qu'il est égoïste et vaniteux, parce qu'il est atrocement humain, et en même temps drôle, gentil, attachant, perdu par sa naiveté et un amour dévorant. Un autre aspect du talent de Dickens d'ailleurs cette capacité à raconter un si belle histoire d'amour! Pip et Estella, le petit orphelin naif et la petite orpheline éduquée pour briser les coeurs des hommes. Estella est un fabuleux personnages: froide, sans scrupules, intelligente et cynique, perdue par ses certitudes. Quelque soient leurs convictions de départ, elle et Pip sont pliés, presque brisés par leur confrontation au monde. L'un a été aveuglé par l'amour et sa fortune inesperée, l'autre par l'éducation donnée par miss Havisham. Tiens, voilà un intéressant personnage de sorcière! Adorant Jasper Fforde, la simple idée de rencontrer miss Havisham m'était sympathique. Elle ne m'a pas déçue! C'est une femme détruite par un amour malheureux et par sa propre incapacité à surmonter la douleur, habituée qu'elle avait été par son père à tout maîtriser, à tout arranger par l'argent et le pouvoir de sa position sociale. Elle est cynique, amère, lucide et profondément malheureuse, repoussante. Elle élève Estella pour qu'elle la venge des hommes. Mais Dickens la rend aussi digne de pitié par ses failles et sa souffrance: en accomplissant sa vengeance, elle accentue son propre malheur. Sa confrontation avec un Pip fou de la douleur de savoir Estella lui échapper est un moment d'une intensité rare.
Mais il ne faut pas oublier que Dickens a de l'humour, beaucoup d'humour même! Il lui en fait subir à son Pip! On rit souvent à ses aventures, ses bagarres, à ses drames mêmes! La scène où il se retrouve tenu la tête en bas par le forçat dans les marais et où il en profite pour découvrir son village sous un nouvel angle est impayable! La scène du pâté tout autant! Même ses visites chez miss Havisham sont prétexte à des scènes burlesques.
Je vais cesser là mon panégyrique! De grandes espérances a intégré mon panthéon littéraire personnel pour l'immense plaisir de lecture qu'il m'a donné.
Pour la route et parce que la préface est aussi un rare moment de bonheur par John Irving, une petite citation : "D'ailleurs c'est le propre des grands romanciers, qu'il s'agisse de Dickens, de Hardy, de Tolstoï ou de Hawthorne et Melville. On parle toujours de leur style, mais en fait, ils exploitent tous les styles, n'en refusent aucun. Pour eux, l'originalité del 'expression est un phénomène de mode qui passera. Les questions plus vaste et plus importante, celles qui les préoccuipent, leurs obsessions, resteront au contraire: l'histoire, les personnages, le rire, les larmes."
L'avis de Lilly, Ekwerkwe...
Charles Dickens, De grandes espérances, Seuil, L'école des lettres, t. 1 et 2 5/5