Oedipe le parricide, le fils incestueux, l'aveugle dont les enfants sont promis à un sombre destin. Ce personnage antique, nous le connaissons par le fameux complexe que Freud a mis en lumière et qui a connu une postérité telle qu'on en parle aujourd'hui à presque toutes les sauces, en oubliant un peu vite qu'Oedipe est aussi, et avant tout un personnage littéraire, une figure tragique d'une rare envergure, le personnage principal d'une pièce superbe et le père d'une fille dont le nom est aussi célèbre que le sien. Cet Oedipe tragique, j'en garde un souvenir lointain, brumeux, celui d'un homme fait d'une pièce, jouet des dieux qui se soumet à son destin. Henry Bauchau lui, en a fait plus qu'un homme. Sous sa plume, Oedipe devient un être humain dans le parcours duquel tout le monde peut se reconnaître.
Coupable, Oedipe l'est sans aucun conteste. Il est même LA figure de la culplabilité. Mais responsable du drame qui a ruiné sa vie, celle de femme et mère, celle de ses enfants et frères et soeurs, il ne l'est pas. La culpabilité qu'il ressent et qui le pousse à se crever les yeux avant de partir sur la route est celle d'avoir été aveugle toute sa vie à ce qu'il était et à ce qui l'entourait. En s'aveuglant et en s'exilant, il part d'abord vers l'anéantissement. Puis, sous l'influence d'Antigone qui l'a suivi magré tout, et sous celle de Clios le bandit qui va devenir l'ami et le frère, il va se revenir vers la vie et commencer à parcourir le long chemin intérieur qui va le mener vers la connaissance de soi et l'acceptation de ce qu'il est et de ce qu'il a fait.
A travers Oedipe, Bauchau raconte le parcours de tout homme et de toute femme qui décide de faire face à ses démons et parle de l'aide que peut apporter l'art dans ce parcours, et de l'importance des rencontres, de l'entourage. Clios qui maintient en vie, protège , Diotime la guérisseuse qui ouvre la voie vers la guérison, Calliope qui jalonne le chemin, Constance qui raconte, ... Une galerie de personnages lumineux, qui deviennent des compagnons.
Au fil des pages, le long voyage d'Oedipe et Antigone se confond avec le voyage intérieur d'Oedipe en un récit au temps suspendu. L'errance dure des années que le lecteur ne voit pas passer. Les indications de temps sont rares. On se sait en été, en hiver, en automne, au printemps, à l'aube, au coeur de la nuit. Rien de plus et c'est bien ainsi. L'important n'est pas le temps que prend le chemin, mais le visage de ce chemin, les paysages de Grèce, les éléments que Bauchau parvient à faire sentir au lecteur en peu de mots. L'histoire et les légendes aussi sont au centre. L'histoire des personnages, et à travers eux de la Grèce. Quand cela devient nécessaire, Bauchau se fait conteur comme Oedipe l'aède. Des histoires dans l'histoire émaillent le récit, l'aèrent, l'enrichissent. La parole de Constance par exemple, qui dit l'histoire des hautes colline a les résonnances d'un mythe fascinant.
Le chant, le conte, l'art quel qu'il soit est de toute manière au centre de l'oeuvre de Bauchau. Il est moyen de la connaissance de soi, de la catharsis. Oedipe s'exprime à travers la sculpture et le chant. Symboliquement, sa voix lui revient au fil du travail qu'il accomplit sur lui-même. Antigone, elle, sculpte et file, danse et combat. Clios danse et exprime dans cette danse tout ce qu'il est, il va rencontrer la couleur, la peinture. L'art, s'il vient du fond du coeur et de l'âme est essentiel. Peu importe qu'il survive à celui qui a créé: Oedipe abandonne ou détruit ses oeuvres, et rien n'est plus éphémère qu'un chant ou une danse. Ce n'est pas important. L'art est simplement, et justement ce qui permet d'exister et c'est bien. La vague est un chapitre particulièrment impressionnant par la démesure de l'oeuvre accomplie et par la symbolique forte de cette vague sculptée dans une falaise qui menace d'engloutir une barque qui pourtant la surmonte. Oedipe sculpte, et il sculpte d'autant mieux que ses mains traduisent totalement et pleinement ce qu'il est et ce qu'il est en train de devenir. Oedipe sculpte parce qu'il est aveugle et parce que dans le noir, il devient totalement et pleinement conscient de ce qu'il est et de l'essence de ce qui l'entoure. La vague, il la dompte avant qu'elle ne retombe et n'engloutisse tout sur son passage. Et ainsi, il se sauve et sauve Antigone, Clios et ceux qui l'entourent. Au terme de sa route, Oedipe s'est trouvé, mais il a aussi permis à Antigone de devenir Antigone, à Clios d'être Clios, à Calliope de trouver sa voix.
Lire Bauchau, c'est prendre un risque à chaque fois. C'est en tout cas ce que je ressens chaque fois que je termine une de ses oeuvres. On peut ne pas être sensible à ses écrits. En ce qui me concerne, ses mots résonnent, rencontrent un écho. Comme Antigone, Oedipe sur la route est un roman fort, plein de la lumière et des senteurs de la Grèce, plein des drames et du cheminement d'hommes et de femmes en quête d'eux-même.
Les mots d'Erzébeth, ceux de Dda.
J'ai retrouvé l'article qui m'avait amenée à Henry Bauchau et son Antigone... Erzébeth, soit mille fois remerciée pour cette belle rencontre.
Henry Bauchau, Oedipe sur la route, Actes Sud, Babel, 1992, 410 p., 5/5