Née en Tchécoslovaquie dans les années 20, la petite Zoli va connaître un destin extraordinaire. Elle grandit dans une communauté tzigane encore nomade, vivant selon des traditions ancestrales. Ayant appris à lire et à écrire dans un communauté qui se méfie du papier, chanteuse et poète, elle va devenir l’égérie du parti communiste, précipiter à son insu la sédentarisation forcée de son peuple, aimer un gadjo, être trahie par lui, être bannie par son peuple, connaître l’exil avant que d’atteindre à l’amour et l’apaisement.
Zoli est un magnifique portrait de femme libre, indépendante, et pourtant enfermée dans l’amour qu’elle porte à son peuple, dans des traditions et des lois dont elle a besoin pour respirer et que pourtant, elle transgresse. Elle va tout supporter pour apprendre à lire et à écrire : la méfiance des siens, les quolibets à l’école, les préjugés des instituteurs. Mais elle va aussi se marier selon les traditions, voyager avec les siens. Elle suit en cela un grand-père communiste qui transporte dans sa poche Le Capital caché sous la couverture d’un missel et dont la roulotte est décorée par un portrait de Lénine soigneusement dissimulé sous la Vierge Marie. Celui-ci est un personnage extraordinaire, brut de décoffrage, plein d’humour, de philosophie, de force. Il lui en faut d’ailleurs pour survivre dans une Europe de l’Est en proie au démon du fascisme puis à l’invasion des armées nazies.
Le grand talent de Colum McCann est de faire vivre ses personnages principaux, mais aussi ses personnages secondaires. Avec son écriture sobre mais sensuelle, il fait passer une foule d’émotions, d’odeurs, de sons, d’images.
Il décrit avec talent un peuple qui fait peur. Ces tziganes que l’on perçoit comme voleurs, sales, rusés ont une culture complexe, riche, des us et des coutumes incompréhensibles pour les gadjé et les sédentaires. L’enfance de Zoli, sa vie de femme mariée donnent des pages d’une intensité folle. Et surtout, elle montre l’impasse où se trouve ce peuple. A la fois nomade dans l’âme, farouchement libre, mais poussé à la sédentarisation, aux démons de la modernité et aux idées des bonnes âmes. Un peuple en butte à un monde qui le refuse et le hait, sans doute pour la liberté qu’il prend même quand on la lui refuse. Un peuple qui, quand il ne le hait pas, ne le comprend pas. Le point de vue de Stephen Swann que l’on suit pendant toute une partie le montre bien. La diversité culturelle, l’ouverture à l’autre n’est pas chose si facile, et elle peut difficilement être imposée. L’échec du parti communiste en est la preuve : il a tenté d’intégrer le peuple tzigane mais en lui faisant perdre son âme et sans que la manière dont il est considéré soit réellement changée. D’ailleurs, la situation actuelle des tziganes n’a pas tant changé. A la différence que c’est le peuple tzigane, ou une partie du peuple tzigane qui cherche à affirmer politiquement, artistiquement et socialement son existence, à s’intégrer sans s’acculturer. Une autre reste dans une misère noire.
Pourtant, tout n’est pas noir dans ce monde. S’il y a la haine, il y a aussi la bonté de gens rencontrés au passage, l’amour de certains, un amour qui n’est pas destructeur comme celui de Swann pour Zoli. Et la bêtise est présente des deux côtés. McCann ne donne pas dans l’angélisme.
« Je n’arrive pas à expliquer pourquoi, si nombreux, ils nous ont détestés avec tant de ferveur et pendant tant d’années. Et si j’y arrivais, ça leur rendrait les choses encore bien trop facile. Ils nous font taire en nous coupant la langue, ensuite ils viennent nous demander les réponses. Ils refusent de penser par eux-mêmes, et ils méprisent ceux qui ont des idées. Ils ne se sentent bien qu’avec un fouet au-dessus de la tête et, la plupart du temps, notre arme la plus dangereuse n’est qu’une chanson. Je suis pleine du souvenir de ceux qui ont vécu et de ceux qui sont morts. Nous avons aussi nos couillons et nos démons, chonorroeja mais la haine des autres, autour et partout nous rassemble. Montre-moi un seul coin de terre dont nous ne sommes pas partis, d’où nous ne partirons pas, un seul endroit qu’il n’a pas fallu éviter. Si j’ai maudit beaucoup des nôtres, nos supercheries, notre double langage, ma propre vanité et ma propre bêtise, le pire d’entre nous ne s’est jamais retrouvé avec les pires d’entre eux. Ils nous appellent leurs ennemis pour n’avoir pas à se regarder. Ils retirent la liberté de l’un pour la donner à l’autre. Ils transforment la justice en vengeance mais continuent à l’appeler justice. On attend de nous qu’on lise l’avenir, ou du moins qu’on lui vide les poches. Ils nous rasent la tête, nous traitent de voleurs, de menteurs, d’ordures, et nous demandent ensuite pourquoi in ne ferait pas comme eux. »
Ce qui est aussi magnifique dans ce roman, c’est l’amour des mots, de la musique, de la musique des mots mis les uns après les autres, avec les autres. Zoli écrit comme elle respire, comme elle chante. La musique est sa vie, celle de son peuple. J’ai eu envie de réécouter des chants tziganes après les dernières lignes époustouflantes que nous offre Colum McCann.
On peut reprocher quelques longueurs à ce roman, mais il donne envie de mieux connaître les tziganes et leur situation aujourd’hui.
Colum McCann, Zoli, Belfond, 2007, 328 p.