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Chiff' - Page 72

  • Wisconsin

    1967, Wisconsin. La famille Lucas vit sur ses terres: le père, alcoolique et violent, Claire, la mère, battue par son époux, considérée comme folle par son voisinage, James, 16 ans, chasseur émérite et admirateur d'Elvis Presley, Bill, 6 ans, qui voue un amour et une admiration sans borne à son frère et à la nature qui l'entoure.

    Une vie marquée par la violence, par le passage des saisons jusqu'au jour où James s'engage dans l'armée et part au Vietnam, autant pour fuir que pour rabattre le caquet de son père. Commence alors pour sa mère et son frère une longue descente aux enfers marquée par sa disparition, la lutte contre un époux et père qui sombre dans la folie et l'amour que les Morriseau, couple de voisins porte au petit garçon.

    Une histoire de folie, de fureur, de souffrance et d'amour  dans les paysages magnifiques et sauvages du Wisconsin. Une polyphonie qui fait plonger le lecteur au coeur d'une famille déchirée et malheureuse. C'est ainsi que l'on peut résumer Wisconsin.

     Mary Relindes Ellis fait parler tour à tour ses personnages, Claire, Bill, James, mais aussi Ernie Morrisseau le demi-sang et sa femme la superbe Rosemary. De récit en récit, de voix en voix, elle révèle avec un souffle romanesque enthousiasmant les forces et les faiblesses de ses personnages, les secrets qui rongent, les doutes, les petites joies et les amours. Elle révèle aussi la folie qui se cristallise autour du deuil de James, le pivot, ce garçon si fort, si courageux, un peu bête parfois comme tout adolescent, mais capable de protéger sa mère et son frère. 

    C'est un roman terrifiant par bien des côtés, un roman qui exsude le mal, la violence, l'indifférence du monde, les ratés des destins humains: Claire incapable de quitter ce raté qu'elle a épousé et qui fait payer le prix de ses échecs et de ses manquements à ses fils et sa femme, Claire considérée comme folle, sur les marques de coup de laquelle toute la ville ferme les yeux, Ernie et Rosemary dont l'amour ne va pas sans le deuil de l'enfant qui n'est jamais né, Bill qui grandit comme il peut et sombre de trop en avoir encaissé, sans que personne sauf Ernie, Rosemary et sa mère ne tente de le sauver. Après tout, il faut qu'un fils suive les traces de son père.

    Il y a tout cela et l'amour aussi qui peut sauver, la rédemption. La nature autour, grandiose, dont les mystères sont livre ouvert pour ceux qui savent l'écouter et la regarder, la volonté de continuer vaille que vaille et malgré tout. Cadre et personnage à part entière, la nature prend une place importante et magnifique: vue par les yeux de Claire qui y puise le courage de continuer à vivre, par les yeux d'Ernie qui porte en héritage son sang indien, par les yeux de Bill qui l'aime à se damner et à y consacre sa vie d'adulte. C'est elle qui soigne les blessures, qui sans les guérir, permet de les supporter.

    Même si certains aspects du récit m'ont paru un brin artificiels, même si la voix des fantômes un peu trop présente m'a parfois agaçée, force m'est d'admettre la force de ce récit, la sensibilité qui s'en dégage et l'empreinte qu'il laisse une fois la lecture terminée. Un très très beau roman.

    L'avis de Fashion, de TamaraLily, Amanda, Sassenach, ...

    Mary Relindes Ellis, Wisconsin, 10/18, 2008, 4/5 

  • La femme de l'allemand

     

    Fanny et Marion dans leur petit appartement proche du Marais, Fanny et Marion, la mère et la fille, seules et unies face aux autres, les parents, les voisins. Mais Fanny est malade, de cette maladie qui ne dit pas son nom et qui va transformer en enfer le bonheur.

    Psychose maniaco-dépressive, un nom barbare et bizarre, un peu chantant et mystérieux qui entre un jour dans la vie de Marion pour n'en plus sortir, un nom qui a pour elle une histoire qu'elle va raconter bien des années plus tard. L'histoire de sa mère, Fanny, si belle, si drôle, si excentrique et excessive. L'histoire de leur amour et de leur vie à deux entre école et séances de cinéma, balades dans Paris et rires. L'histoire de cette autre Fanny qui fait un jour irruption, laide et cruelle, effrayante et incontrôlable. L'histoire d'un amour qui devient prison et drame, d'un secret qui gangrène tout.

    Marion est une enfant de la honte, le fruit de l'amour interdit pendant la Seconde guerre mondiale entre une française et un allemand, le fruit d'une absence aussi. Elle va grandir avec cette béance, l'absence de ce père dont elle découvre peu à peu des bribes, qu'elle façonne au gré de son imagination d'enfant avant de connaître le peu qu'il y a à connaître d'une histoire somme toute banale qui a fait basculer sa vie avant même qu'elle ne vienne au monde.

    On ne saura pas si Fanny a basculé dans la folie à cause de son amour, ou si elle portait en elle le germe de la maladie. Peu importe finalement: la fragilité était là, la folie est venue. Marion la raconte avec ses yeux et sa voix d'enfant d'abord, puis d'adulte. Il y a d'abord ce souvenir d'une peur intense, puis ces failles au quotidien dans la voix et dans les attitudes de la mère tant aimée, et enfin, les crises, intenses, atroces, où Fanny devient autre. La folie est-elle soluble dans l'amour? Marion va tout faire pour: protéger sa mère, subir ses crises, promettre ce qu'elle ne peut tenir, échouer finalement. Amour, peur, haine, dépendance, Marion va passer par bien des phases avant de trouver enfin une délivrance qui ne va pas sans culpabilité et de pouvoir se pardonner et pardonner à sa mère.

    Sans aucun pathos, Marie Sizun raconte une descente aux enfers, le combat d'une femme qui lutte pour vivre dignement avec son enfant malgré son statut de mère célibataire, le combat d'une enfant pour sauver sa mère. C'est bouleversant et intense: à certains moments la respiration manque, à d'autre les larmes pointent le bout de leur nez. Le déchirement que connaît Marion, cette culpabilité intense, cet étouffement sont rendus de manière poignante et vibrante. C'est une histoire d'amour absolu, de souffrance et de déchirement qui laisse l'estomac noué. Deux beaux portraits, complexes et bouleversants et un récit profond sur la quête des origines.

    L'avis de Chaperlipopette, de Pascal, d'Amanda, ...

    La femme de l'allemand va sortir bientôt au Livre de Poche.

    Marie Sizun, La femme de l'allemand, Arléa, 2007, 5/5

  • Jeanne d'Arc

    "Si j'ai entrepris d'écrire une Vie de Jeanne d'Arc, c'est d'abord parce que je l'aime. Et voilà une raison suffisante! Je crois être aujourd'hui le seul homme capable de comprendre cette enfant. Elle m'est aussi proche et aussi naturelle qu'une soeur. Je l'ai amenée à moi à travers le désert archéologique. Elle est là, toute neuve devant mes yeux. Les vieilleries de l'histoire, la dessication du temps ne lui ôtent ni ses fraîches couleurs, ni son sourire de chair. Non, ce n'est pas une légende, ce n'est pas une momie. Foin du document et foin de la couleur locale! Je n'ai dessein ici que de montrer une fille de France.

    Ma Jeanne d'Arc a 18 ans."

    Inclassable. C'est ainsi que je définirais la plume de Joseph Delteil. Cet écrivain du début du 20e siècle, méridional monté à Paris, un peu symboliste, un peu surréaliste a tracé sa route sans guère se soucier de l'avis de ses contemporains et en provoquant autour de lui des débats et des conflits passionnés. Son Jeanne d'Arc en est un parfait exemple. Prix fémina, ce récit provoqua l'ire des surréalistes et la colère des catholiques. Pour des raisons différentes, certes, mais avec la même virulence, une partie importante du monde littéraire des années 1920 s'abattit sur l'oeuvre. Mais qu'a donc fait Joseph Delteil pour provoquer de telles réactions. Rien, si ce n'est proclamer son amour profond pour la figure de Jeanne d'Arc. Pas la sainte, pas le symbole brandi en politique comme un étendart ou haï pour les valeurs morales et religieuses dont elle est parée, mais la jeune fille partie en guerre, la fille de France.

    Jeanne d'Arc est un OVNI littéraire. Delteil donne, certes, dans le genre hagiographique, mais une hagiographie marquée par le burlesque, une certaine trivialité et un lyrisme qui laisse parfois perplexe. Sa Jeanne d'Arc est une paysanne en pleine santé, pleine de bon sens et de foi, une jeune femme ancrée dans la terre même si sa tête est au ciel. Un être humain qui a des besoins physiques, qui parle une langue truculente. Le récit est étonnant de folie et d'audace: la sainte qui reste aujourd'hui un symbole politique fort y acquiert un aspect neuf, attachant. Delteil en parle avec passion, tendresse, presque amour: il en devient destabilisant, presque inquiétant par moment.

    Lire Delteil, c'est accepter de laisser ses habitudes au vestiaire et s'embarquer dans un drôle de voyage. J'avoue n'avoir pas adhéré particulièrement au style de l'auteur, mais plusieurs mois après ma lecture, Jeanne d'Arc trotte encore dans ma petite tête, signe, vous me l'accorderez, d'une lecture marquante. A découvrir.

    Merci à JMJ qui se reconnaîtra s'il passe dans le coin!

    Une étude passionnante par .

    Joseph Delteil, Jeanne d'Arc, Grasset, 1961

  • Les monades urbaines

    J'ai tout entendu sur Les monades urbaines: fabuleux, percutant, emmerdifiant, essentiel, inintéressant... Tout entendu au point de l'acheter et de le laisser traîner approximativement six années sur une PAL qui n'en demandait pas tant (et encore, ce n'est pas le locataire le plus ancien). Je le regardais du coin de l'oeil, il me regardait du coin de l'oeil, cela aurait pu durer encore longtemps. C'est la résolution de faire baisser ma PAL (oui, elle est remontée aussi sec, c'est même pire, c'est comme les régimes ce truc là, perdez en trois, vous en reprendrez quatre) conjuguée à une grosse semaine de vacances qui a signé son salut.

    Bref, revenons à nos moutons. Dans une avenir lointain mais pas si lointain que ça, l'humanité s'est multipliée: 70 milliards d'être humains vivent dans des monades dont ils ne sortent jamais, de gigantesques tours au fonctionnement quasi autarcique, et au sein d'une société équilibrée et juste où toute notion de propriété a disparu et où chacun est à chacun. Plus de jalousie, plus de guerres et de conflits: la vie est sacrée et le bonheur est pour tous... Du moins en apparence.

     On se croirait dans une utopie, on est dans une dystopie.  Qu'est-ce qu'une monade: une gigantesque ruche au fonctionnement parfaitement rodé, une organisation sociale et politique que l'on va découvrir petit à petit à travers le destin de quelques habitants de la monade 116, citoyens parfaits ou déviants: celui qui veut sortir et voir la mer, celui qui ressent la jalousie, le jeune prodige ambitieux qui brûle ses ailes à son rêve, la femme stérile, la jeune femme contrainte à l'exil. Autant de personnalité, de réactions qu'il faut cacher soigneusement pour survivre, ou qui mènent à la folie.

    Au commencement est l'idée d'une société idéale fondée sur la croissance démographique et une liberté sexuelle perçue comme entière, une société où chacun trouve sa place. A la fin est une société totalitaire dont les contraintes sont totalement intégrées par ceux qui la constituent: un système qui régit tous les aspects de la vie et de la pensée, où l'individu s'efface au profit de la communauté, où tout ce qui est différent est éliminé ou rééduqué. Tout l'art de Robert Silverberg est d'introduire par petites touches le malaise dans sa description de la société monadiale.  Il démonte petit à petit les rouages sociaux de la monade: la hiérarchie sociale voilée, la ségrégation comme règle non écrite (on ne fraye pas avec les étages inférieurs, et on ne se risque guère dans les étages supérieurs), la quasi impossibilité de refuser une relation sexuelle, le rejet des sentiments et émotions, la distribution de drogues et de psychotropes "étatisée"... Une monade est un monde clos sur lui-même: impossible d'en sortir, impossible d'y revenir: une expérience de laboratoire dont Silveberg pousse la logique à l'extrême. C'est de la SF, mais c'est aussi de la sociologie, de la science politique, une réflexion sur la liberté, la vie en société, et une intrigue passionnante. Certes, le roman est clairement daté des années 70, mais bien des choses restent valables et essentielles. Un indispensable.

    Choupynette a aimé. L'avis de Brize.

     

    Robert Silverberg, Les monades urbaines, Livre de Poche, 2000, 4/5

  • Un Dieu un animal

     

    Un jeune homme a quitté son village pour vivre plus grand et plus fort sous l'uniforme des mercenaires. Il a survécu pour revenir à son point de départ: dévasté, il est condamné à devoir s'adapter à une vie qui ne semble plus vouloir de lui. Quand même l'amour ne permet plus de respirer, que reste-t-il?

     

    Je dois dire que si je n'avais pas croisé Jérôme Ferrari à la remise du prix Landerneau et entendu les troupes chanter les louanges de son roman, je n'aurais sans doute pas eu le commencement du début de la vélléité d'y jeter un oeil. Ce qui aurait été fort dommage. Et en plus ça ne compte pas, il ne fait que 109 pages (on a les excuses qu'on peut).

    109 pages, certes, mais quelles 109 pages! Le sentiment de malaise, d'étouffement présent dès les premières lignes ne fait que s'amplifier au fil des pages. Un dieu un animal est un roman sur la vanité de la fuite, sur le désespoir et le désenchantement. Comme beaucoup, ce héros sans nom a cru pouvoir partir, tout quitter pour vivre autre chose que la vie qu'il était destiné à vivre. Pas qu'il ait grandi parmi de mauvaises gens: ses parents sont adorables, les voisins pas méchants. Mais voilà, parfois, l'horizon est tellement attirant et les frontières du monde connu tellement et trop proches. Sauf que tout ce qu'il reste au bout du chemin est la désillusion, la connaissance atroce du fait que partir ne résout rien et ne permet finalement pas grand chose de plus que le détachement.

    "Bien sûr les choses tournent mal, pourtant, tu serais parti et quand l'étreinte du monde serait devenue trop puissante, tu serais rentré chez toi. Mais ça ne s'est pas passé comme ça, car les choses tournent mal à leur manière mystérieuse et cruelle de choses et font se briser contre elles toutes les illusions de lucidité. Tu es parti, le monde ne t'a pas étreintet, quand tu es rentré, il n'y avait plus de chez toi. Il y avait tes parents, ta maison et ton village, mais ce n'était miraculeusement plus chez toi."

     Il y a l'espoir tout de même, celui permit par l'amour: Magali, l'amour d'adolescence, la jeune femme retrouvée. Un autre désespoir malgré l'apparence de la réussite. Magali est une jeune femme brillante, jolie, l'image de la chasseuse de tête performante, dévouée à son entreprise. Un masque qui voile mal un sentiment d'oppression, les doutes, et le mépris ressenti envers soi-même de douter quand tout semble aller pour le mieux.

    " Elle considère sa vie avec un mélange d'agaçement et de perplexité qui la paralyse. Elle est incapable de se réjouir. Elle est incapable de se plaindre. Quand elle est tentée de le faire, des faits incontestables, sa parfaite santé, sa fiche de paie, sa jeunesse, son appartement si joliment décoré, l'amour de son père l'en dissuadent et l'empêchent de croire à la réalité de sa propre détresse. Le monde n'a rien à offrir contre quoi elle pourrait désirer sérieusement d'échanger tout cela."

     Au centre de leur vie à tous les deux, une angoisse que rien, ni famille, ni amis, ni amour ne peut dissoudre, angoisse parfaitement transcrite et rendue par le style sec de l'auteur, l'usage de la deuxième personne du singulier, comme si le jeune homme s'adressait à lui-même, dans un éclat de lucidité douloureuse et mortelle. Les fils se tissent petit à petit entre souvenirs et présent, dans une introspection que vient entrecouper mais certainement pas alléger le "elle" de Magali, enfant perdue aussi à sa manière. Violence de l'univers du travail et d'une société dont on ne sait guère ce qu'elle attend de ses enfants, violence de la guerre sous le soleil du désert, deux horreurs s'affrontent, aussi incompréhensibles l'une que l'autre. On ne respire pas, on encaisse jusqu'au bout ce récit particulièrement fort et dense de la chute de deux être humains dans l'enfer de la solitude et de la violence. C'est tout simplement magistral.

     L'avis de Lily, Papillon, Fashion, Cathulu, Caro[line], Pascal, Yv, ... 

    Jérôme Ferrari a reçu le prix Landerneau 2009.

     

    Jérôme Ferrari, Un dieu un animal, Actes Sud, 20098, 5/5