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la sf c'est intelligent

  • Memory Park

    Poldavie, 2022. Trois ans après le génocide qui a touché la population d'origine ukrainienne, le gouvernement lance une campagne d'effacement de la mémoire des survivants. Pour la paix de la société poldave et le bien de tous. Mais certains ne veulent pas perdre leur mémoire. Pavel Soutine est de ceux-là. Ce qu'il sait va faire de lui la cible privilégiée des services gouvernementaux.

    J'ai finalement assez souvent l'occasion de hurler mon amour pour les littératures de l'imaginaire mon intime conviction que les romans qui relèvent de ces genres sont parmi ceux qui parlent le mieux du monde qui nous entoure et de ses enjeux. Memory Park ne déroge pas à la règle, Fabrice Colon offrant à ses lecteurs un texte percutant et intelligent sur les enjeux de la mémoire collective et les mouvements nationalistes qui s'éveillent de temps à autre à la violence.

    Sa Poldavie, petit état récemment indépendant d'Europe de l'Est est totalement crédible. On retrouve au fil des pages tout ce qui a hanté les pages des journaux dans les années 90 et au début des années 2000: les revendications indépendantistes, les mouvements de population, les crispations identitaires, les tensions ethniques et religieuses, les affrontements, l'impuissance des grandes puissances... Et surtout, le cheminement lent et terrifiant qui mène des hommes à exterminer leurs semblables au nom de valeurs dévoyées et faussées. J'ai été, faut-il le dire, impressionnée par la qualité de la trame et du paysage politique imaginés par Fabrice Colin.

    Ce cadre, et les événements qui se sont déroulés en 2019, le lecteur les découvre au fil des souvenirs d'un adolescent, Pavel, un des rares survivants de la vague de violence qui a déferlée sur la Poldavie, et de sa lutte contre le "devoir d'oublier" prôné par le gouvernement poldave trois ans après que des camps d'extermination aient fait leur réapparition. Le devoir d'oublier, comme pendant au devoir de mémoire. Les aventures de Pavel posent une question fondamentale: peut-on faire oublier le pire au nom du bien collectif, peut-on purement et simplement effacer ce qui dérange pour éviter d'y faire face et de risquer la réprobation des générations futures? Le message est fort, complexe, d'autant plus complexe que Fabrice Colin n'y apporte pas de réponse toute faite et évite soigneusement tout sentimentalisme ou sensationnalisme morbide. Pavel oscille entre l'envie d'oublier, la colère, la volonté de rapporter au monde ce qui s'est passé. Seule certitude, la nécessité du témoignage. Questions et amorce de réponse sont distillé au fil des aventures vécues par Pavel et son entourage, aventures qui ne m'ont pas toujours convaincue, mais permettent de maintenir un suspense efficace.

    La construction assez ambitieuse du texte avec de constants aller-retour du présent au passé, les thèmes abordés, les personnages complexes, tout concourt à faire de Memory Park un roman pour adolescent intéressant et passionnant, non pas essentiel, mais utile pour soulever sous un angle nouveau les questions du devoir de mémoire, du génocide, de la manipulation. et rappeler que l'histoire se répète trop souvent.

    Colin, Fabrice, Memory Park, Mango, coll. Autremonde,  2007, 4/5

  • Cristal qui songe

     

    Pour Horty, 8 ans, le monde bascule définitivement le jour où il est renvoyé de l'école pour avoir mangé des fourmis. Battu par des parents adoptifs qui ne l'avaient adoptés que pour préserver leur statut social, il prend la fuite après une scène particulièrement brutale avec son seul jouet, un diable à ressort aux étranges yeux de cristal. Il trouve refuge auprès d'un étrange groupe de forains: Zena, la naine, Solum, Gogol... Des freaks dirigés par le féroce Pierre Ganneval, dit le cannibal. Mais Horty est loin d'être hors de danger: les événements mystérieux se multiplient, le secret de son existence est soigneusement maintenu par Zena, qui l'a déguisé en jeune fille naine, d'étranges cristaux gémissent la nuit... Jusqu'au jour où l'affrontement avec Le Cannibal et les fantômes du passé devient inévitable.

    Pour ceux qui en doutaient encore, voilà la preuve par A+B que la science-fiction est le genre littéraire le plus intelligent qui soit. Pas moins. Et on ne proteste pas.

    Théodore Sturgeon donc. A ma grande honte, un immense auteur que je n'avais pas encore lu, un classique des classiques qui m'avait échappé. Erreur réparée à ma grande joie (pfiou, c'est fou les extrêmes par lesquels je passe. Epuisant). Car c'eût été un crime de passer à côté de ce petit bijou à la qualité d'écriture indéniable et au contenu des plus enthousiasmants.

    Dans ce court roman, tout tourne autour de mystérieux cristaux: des êtres vivants, radicalement différents de l'humain, qui créent par leurs rêves, des copies de ce qui les entoure, copies plus ou moins fidèles, plus ou moins déformées, et parfois vivantes. Une altérité fascinante et superbe dont Le Cannibal comprend vite l'utilité pour ses projets de vengeance: cet ancien médecin, fou et sociopathe veut plus que tout nuire à l'humanité, voire la détruire. En apprenant à contrôler les cristaux par la souffrance qu'il leur inflige, il reproduit virus, bactéries, animaux venimeux et freaks qu'il contrôle par le biais du cristal qui leur a donné naissance. Mais pour pouvoir utiliser les cristaux entièrement, il lui faut un être intermédiaire, créé par les cristaux et capable de communiquer réellement avec eux. Cet être il le cherche depuis des années pour en faire son esclave. Charmant personnage.

    En partant de ce principe de création, Théodore Sturgeon invite son lecteur à une réflexion sur l'humain et l'altérité en brouillant les pistes. Au fur et à mesure que les pages défilent, on sait de moins en moins qui est humain, qui est copie. Zena est-elle une création des cristaux ou une humaine à la croissance arrêtée? Solum et Gogol et les autres membres du cirque sont-ils le fruit de mutations, ou des copies ratées d'être vivants? Pierre Gannival est-il vraiment humain? Et que dire d'Horty? On se rend compte petit à petit des étrangetés de l'enfant. Dix années passées dans un crique sans qu'il grandisse, des blessures qui guérissent étrangement, et ce secret qui l'entoure. Ses particularités se dévoilent au gré d'indices et de révélations qui tiennent en haleine. Il faut attendre pour comprendre et prendre la pleine mesure du questionnement de Sturgeon sur l'humanité et le mal. 

    Regardons d'un peu plus près les personnages. Pierre Gannival, homme sans scrupules confit dans l'aigreur et la haine, qui méprise ses semblables et prend plaisir à la souffrance d'autrui.  Armand Bluett, le père adoptif cruel, lâche et peureux, qui s'emploie à détruire systématiquement l'enfant sous sa garde, qui harcèle et trompe, qui corrompt son devoir de juge. Un tortionnaire à la petite semaine. Ils sont le principe de destruction face à Horty, dont on comprend vite qu'il est plus qu'humain, ou en tout cas plus tout à fait humain, face à Zena qui lutte et se sacrifie pour empêcher Gannival de faire le mal, face à Kay qui paie pour sa beauté, face aux freaks maintenus dans une sorte d'esclavage. Mais qu'est-ce que c'est être humain: voir la beauté du monde et la préserver? faire la différence entre le bien et le mal? être capable de se sacrifier par amour? être capable d'accepter celui qui est différent? Ou aller à l'encontre de tout cela par peur ou colère? Aucune réponse n'est apportée par Sturgeon. Aucun de ses personnages n'est ce qu'il semble être. Certaines créatures des cristaux luttent pour le bien, d'autres pour le mal et il en va de même pour les humains. Au final, Sturgeon constate juste quelle souffrance est provoquée par l'indifférence ou le rejet et combien les hommes sont prompts à exploiter leurs semblables.

    Vous me direz qu'il n'y a rien de révolutionnaire. Certes. Mais Sturgeon explore les multiples aspects de cette réflexion sur l'humain avec une histoire passionnante qui ne sombre jamais dans la facilité ou la démonstration et une manière superbe de nous parler des émotions, des sentiments et des ressorts des réactions humaine. On voyage en frissonnant, en rêvant, en s'enthousiasmant ou en s'indignant. Horty, Zena et les autres deviennent des compagnons de route, des personnages de ceux dont on sait qu'on ne les oubliera pas de sitôt.

     En chinant sur le net, j'ai découvert cette citation extraite d'une oeuvre de Sturgeon, La peur est une affaire:

    "Votre malédiction est de vous sentir rejetés. De là naît la colère, et la colère engendre le crime, et le crime engendre la culpabilité; et tous vos coupables rejettent les innocents et détruisent leur innocence."

    A méditer.

     Mes imaginaires en parle, Rose aussi. Nebalparle de Sturgeon et de son oeuvre.

    Sturgeon, Théodore, Cristal qui songe, J'ai lu, 2004, 5/5

  • Les monades urbaines

    J'ai tout entendu sur Les monades urbaines: fabuleux, percutant, emmerdifiant, essentiel, inintéressant... Tout entendu au point de l'acheter et de le laisser traîner approximativement six années sur une PAL qui n'en demandait pas tant (et encore, ce n'est pas le locataire le plus ancien). Je le regardais du coin de l'oeil, il me regardait du coin de l'oeil, cela aurait pu durer encore longtemps. C'est la résolution de faire baisser ma PAL (oui, elle est remontée aussi sec, c'est même pire, c'est comme les régimes ce truc là, perdez en trois, vous en reprendrez quatre) conjuguée à une grosse semaine de vacances qui a signé son salut.

    Bref, revenons à nos moutons. Dans une avenir lointain mais pas si lointain que ça, l'humanité s'est multipliée: 70 milliards d'être humains vivent dans des monades dont ils ne sortent jamais, de gigantesques tours au fonctionnement quasi autarcique, et au sein d'une société équilibrée et juste où toute notion de propriété a disparu et où chacun est à chacun. Plus de jalousie, plus de guerres et de conflits: la vie est sacrée et le bonheur est pour tous... Du moins en apparence.

     On se croirait dans une utopie, on est dans une dystopie.  Qu'est-ce qu'une monade: une gigantesque ruche au fonctionnement parfaitement rodé, une organisation sociale et politique que l'on va découvrir petit à petit à travers le destin de quelques habitants de la monade 116, citoyens parfaits ou déviants: celui qui veut sortir et voir la mer, celui qui ressent la jalousie, le jeune prodige ambitieux qui brûle ses ailes à son rêve, la femme stérile, la jeune femme contrainte à l'exil. Autant de personnalité, de réactions qu'il faut cacher soigneusement pour survivre, ou qui mènent à la folie.

    Au commencement est l'idée d'une société idéale fondée sur la croissance démographique et une liberté sexuelle perçue comme entière, une société où chacun trouve sa place. A la fin est une société totalitaire dont les contraintes sont totalement intégrées par ceux qui la constituent: un système qui régit tous les aspects de la vie et de la pensée, où l'individu s'efface au profit de la communauté, où tout ce qui est différent est éliminé ou rééduqué. Tout l'art de Robert Silverberg est d'introduire par petites touches le malaise dans sa description de la société monadiale.  Il démonte petit à petit les rouages sociaux de la monade: la hiérarchie sociale voilée, la ségrégation comme règle non écrite (on ne fraye pas avec les étages inférieurs, et on ne se risque guère dans les étages supérieurs), la quasi impossibilité de refuser une relation sexuelle, le rejet des sentiments et émotions, la distribution de drogues et de psychotropes "étatisée"... Une monade est un monde clos sur lui-même: impossible d'en sortir, impossible d'y revenir: une expérience de laboratoire dont Silveberg pousse la logique à l'extrême. C'est de la SF, mais c'est aussi de la sociologie, de la science politique, une réflexion sur la liberté, la vie en société, et une intrigue passionnante. Certes, le roman est clairement daté des années 70, mais bien des choses restent valables et essentielles. Un indispensable.

    Choupynette a aimé. L'avis de Brize.

     

    Robert Silverberg, Les monades urbaines, Livre de Poche, 2000, 4/5