Je ne me souviens plus guère pourquoi, ni comment j’en suis venue à ouvrir le premier tome du Seigneur des Anneaux. Je me souviens par contre de l’édition : celle du Livre de Poche appartenant à mon père, jaunie, aux pages parfois volantes. Je me souviens aussi de l’effet de ces premières pages. J’avais flirté auparavant avec la science-fiction, avec les contes, avec Bilbo le Hobbit aussi, et quelques histoires de monstres. Mais ce jour-là, j’ai franchi le seuil de Féerie pour ne plus jamais vraiment en revenir. J’ai lu à m’en arracher les yeux, sur mon lit, sur la plage, dans le jardin, en voiture, en balade. J’ai relu jusqu’à plus soif mes passages préférés : la bataille du Gouffre d’Helm, l’arrivée en Lothlorien, l’apparition de Galadriel et ces quelques dernières pages qui esquissent le destin des héros après la fin de leur quête. Puis, désespérée de quitter cet univers, je me suis tournée vers le Silmarillon, toujours la vieille édition de papa Chiffon. Qu’il n’a jamais récupérée d’ailleurs puisqu’elle est toujours en ma possession presque dix ans plus tard (si tu m’entends papa Chiffon, ne t’attend pas à la récupérer). Et malgré la difficulté du texte, je me suis totalement immergée dans la création du monde et de la Terre du Milieu. Après, évidemment, j’ai pu frimer : « bien sûr que j’ai lu Le Silmarillon, pffff, pour qui tu me prends, facile et passionnant » (hum) !
Depuis dorment sur mes étagères Les contes et légendes inachevés et les deux livres de L’histoire de la Terre du Milieu ou livres de contes perdus que je lirai un jour. Depuis j’ai renoncé à faire un mémoire sur la grande œuvre mais j’ai continué par-ci par-là à grappiller des miettes d’informations. Et je voue une bonne partie de ma reconnaissance désormais au fils du grand homme Christopher Tolkien qui a eu la patience de réunir, des trier et de porter à la connaissance des lecteurs l’œuvre inachevée de son père.
C’est d’ailleurs à l’occasion de la traduction en français des Enfants de Hủrin que je dévoile dans ce terrier mon amour pour l’œuvre de Tolkien !
L’histoire des enfants de Hủrin appartient à l’ensemble des légendes des Jours Anciens qui ont déjà été publiées sous des formes diverses, intégrées au Silmarillon, ou aux Contes et légendes inachevés mais qui restent assez largement méconnus de ceux qui ne connaissent pas, ou peu Tolkien. Il est vrai que la forme de ces textes les rend difficile d’accès, et complexes même pour les passionnés. Au sein de ces légendes, quelques textes se détachent, plus précis, plus longs que les autres. L’histoire de Beren et Lủthien, celle de la chute de Gondolin, et l’histoire de Tủrin et Niënor les enfants de Hủrin. C’est sur cette dernière que Christopher Tolkien s’est penché : il a compilé les versions existantes, les brouillons et notes de son père pour nous donner ce récit, sans autre intervention de sa part. Son explication en postface de sa démarche et de son travail est d’ailleurs passionnante.
Mais assez de bavardages, revenons en au texte lui-même qui est donc bien celui de Tolkien père.
Aux jours anciens, quelques 6 500 ans avant que n’ait lieu la quête de l’Anneau, naît Tủrin fils de Hủrin de la maison de Hador. En ces temps de guerres où les sombres desseins et la main de Morgoth s’étendent sur les terres des hommes et des elfes, son destin est lié à la malédiction que le Noir Ennemi fait peser sur sa famille après que son père l’ait défié.
C’est une bien sombre histoire que celle de Tủrin et de sa sœur Niënor. Dès leur enfance, ces deux enfants de seigneur vont être confrontés à la guerre, à la souffrance, à l’errance. Tủrin, envoyé par sa mère Morwen chez le roi elfe Thingol et la reine Mélian va grandir en force, en intelligence, mais certes pas en sagesse, pénétré qu’il est de la fierté et de l’orgueil de sa maison. A tous ceux qu’il aime, il apporte le malheur. A tous ceux qui lui offrent abri et sécurité, il amène la souffrance. Même caché sous d’autres noms que celui que lui ont donné ses parents, la malédiction de Morgoth l’aveugle. L’amour qui va naître entre lui et sa sœur Niënor qu’il n’a pas connue et qui a perdu toute mémoire n’est finalement que la dernière touche à l’œuvre de Morgoth. Bien avant cela, la vie des enfants de Hủrin n’est que malheur, échec.
Ceci étant, on peut parfois se demander si la malédiction de Morgoth n’a pas fait que mettre au jour la malédiction que Tủrin et Niënor portent en eux, celle de leur sang, celle d’une race d’homme forts, honorables et compatissants, mais orgueilleux et fiers, sûrs de leur intelligence, de leurs droits et de leurs actes. Tủrin chute, mais c’est aussi parce qu’il refuse d’écouter ceux qui sont attachés à lui. La voix de la sagesse ne l’atteint pas, et il court de fait au devant de la volonté de Morgoth. J’ai compati avant de le détester, puis d’être horrifiée et attristée. Il y a des résonances mythologiques dans ce récit. On pense à Œdipe, aux dieux égyptiens et romains, et à bien d’autres histoires qui avant Tolkien ont parlé de ces incestes ignorés par les intéressés. Il y a les questions du destin, de la liberté. Mais surtout, il y a la plume de Tolkien, l’émerveillement à découvrir tout un aspect de l’histoire d’Arda, de mieux connaître ces rois et reines, ces héros des temps anciens, Gondolin, Nargothrond, les terres immergées à l’époque de Frodon et de ses compagnons. Et cela même s’il n’y a pas de réelle surprise : l’histoire qui est contée ici avait déjà été publiée. Mais sous une autre forme, plus elliptique. Le plaisir est d’autant plus grand d’accéder avec une plus grande facilité à ce texte. Il peut être une porte d’entrée dans l’univers de Tolkien : une manière de faire connaissance avec son style, avec son univers. D’autant que préface et introduction donnent quelques clés de compréhension et d’histoire précieuses. Mais, je pense aussi qu’une partie du plaisir est celui de faire entrer en résonance ce récit avec l’ensemble de l’œuvre de Tolkien. Mieux vaut sans doute commencer par Bilbo le Hobbit ou par Le Seigneur des Anneaux que par Les enfants de Hủrin. Encore que…
A noter, le texte est illustré par Alan Lee.