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Chiff' - Page 52

  • Cristallisation secrète - Yoko Ogawa

    cristallisation-ogawa-158x300.jpgSur une île, les choses disparaissent petit à petit, au fil des décisions d’une mystérieuse autorité. Les choses, les êtres vivants s’effacent, et avec eux les émotions, et les souvenirs qui y sont liés. Restent quelques uns dont la mémoire résiste et qui sont traqués. Reste une résistance quotidienne et peut-être illusoire à ces disparitions que certains tentent de tenir. Mais quel espoir reste-t-il quand un matin c’est votre corps même qui commence à s’effacer ?

    Yoko Ogawa est une grande plume et elle le confirme de romans en romans. Loin de la veine de La marche de Mina, ou même de La chambre hexagonale, elle a décidé, cette fois-ci, d’explorer les arcanes des tyrannies en un récit angoissant et parfois même étouffant aux accents fantastiques. La voix de la narratrice raconte les disparitions progressives, et surtout, avec une sorte de résignation, l’effacement des souvenirs, des goûts, des émotions associés aux choses et aux êtres. Ce sont les objets du quotidien dont on apprend à se passer, ce sont les oiseaux qui cessent de chanter et de traverser le ciel de l’île, ce sont les fleurs qui s’évanouissent, puis les photographies, puis la capacité à se souvenir. A chaque disparition un nouvel équilibre se crée et le cœur des hommes se creuse un peu plus. Ce processus, acceptation, rééquilibrage, Yoko Ogawa excelle à le faire percevoir ce processus à son lecteur.

    Mais si elle semble se résigner, son héroïne réfléchit, s’angoisse, résiste à sa manière, suivant l’exemple de sa mère disparue pour avoir conservé les objets interdits et disparus. Parce qu’elle a conscience de la stérilité qui menace la société dans laquelle elle vit et qu'elle écrit, qu'elle lit, qu'elle se souvient des objets merveilleux que lui montrait sa mère.

    « Si on ne peut pas boucher les trous des disparitions, l’île va finir par être pleine de cavités. »

    Sur cette île, dont on ne saura pas où elle se trouve, s'exerce un pouvoir qui présente toutes les caractéristiques du totalitarisme: la fermeture au monde extérieure, l’élimination de tout ce qui est ressenti comme une menace, à commencer par ceux qui ne rentrent pas dans le cadre et en finissant par se retourner par l’ensemble des individus constituant la société, dans une logique absurde et glaçante, le contrôle de ce qui est pensé, ressenti... Yoko Ogawa crée un univers d'autant plus terrifiant que l'on parvient pas à en comprendre la logique. On se demande à chaque page quelle est la logique de ce pouvoir qui s’exerce : aucune sans doute, ou en tout cas le lecteur n’en aura pas connaissance. Après tout, cela n’a pas d’importance. Quelques soient les raisons, le résultat est le même.A l'image des totalitarismes qui se détruisent eux-mêmes en détruisant l’objet de leur domination dans un fonctionnement certes cohérent mais profondément absurde. Tout y est, et surtout les mécanismes de contrôle qui sont au centre du récit : les arrestations, les contrôles arbitraires et terrifiants, le mystère entretenu sur le sort de ceux qui sont arrêtés, l’utilisation de la génétique et des techniques qui en sont dérivées. C'est effrayant parce qu’inscrit dans une réalité qui est historique, mais qui est aussi la notre aujourd’hui et parce que Yoko Ogawa ne se contente pas de décrypter un fonctionnement administratif et politique. Elle explore aussi cet aspect de la nature humaine qui pousse à tout accepter pour survivre, à plier l’échine, voire à participer activement.

    A côté de cela, il est question du rôle de l’art et des artistes dans la résistance, de l’importance des mots. La narratrice est un écrivain qui raconte des histoires de disparitions, autour d’elle un éditeur, le fantôme de sa mère sculptrice… Dans leur quotidien, il y a les bibliothèques désertées, les librairies exsangues, la mort de l’art et donc de la capacité de réflechir sur le monde, de s'interroger, de ressentir. Yoko Ogawa ponctue son récit d’extraits du roman qu’est en train d’écrire la narratrice, récit tout aussi terrifiant que ce qui se déroule sur l’île. Une jeune femme perd sa voix, volée par un homme qui en fait ainsi un objet qu’il peut contrôler.

    « Savez-vous que si l’on sectionne ses antennes, un insecte se tient aussitôt tranquille ? Effrayé, il reste tapis et finit même par ne plus se nourrir. »

    La résonance avec le quotidien de l’île est évidente et joue parfaitement son rôle de contrepoint. Petit à petit, tout ce qui fait qu’un être humain est un être humain est effacé : mots, mémoire, émotions, mots qui traduisent et permettent de communiquer, livres et objets qui conservent la mémoire de ce qui a été. Mémoire qui est un des thèmes centraux du texte dans son importance, ses troubles, sa disparition.

    « Mes souvenirs ne sont jamais détruits définitivement comme s’ils avaient été déracinés. Même s’ils ont l’air d’avoir disparu, il en reste des réminiscence quelque part. Comme des petites graines. Si la pluie vient à tomber dessus, elles germent à nouveau. Et en plus, même si les souvenirs ne sont plu là, il arrive que le cœur en garde quelque chose. Un tremblement, une larme, vous voyer ?

    Il parlait en choisissant soigneusement ses mots. Comme si, avant de les prononcer, il pesait un à un sur sa langue ceux qui lui venaient à l’esprit.

    - J’imagine parfois ce qu’il adviendrait si je pouvais prendre votre cœur entre mes mains pour l’observer, ai-je dit. Il tiendrait tout juste sur ma paume et aurait un peu la consistance de gélatine mal prise. Il menacerait de s’effondrer à la moindre manipulation brutale, mais glisserait et tomberait si je ne le serrais pas suffisamment fort, de sorte que je tendrais prudemment les mains. Une autre particularité importante serait sa tiédeur. Puisqu’il aurait été dissimulé quelque part au fond du corps, il serait un peu plus chaud que la normale. Je fermerais les yeux pour apprécier sa tiédeur qui émanerait de partout. Alors, la sensation des choses perdues reviendrait petit à petit. Je pourrais sentir sur ma paume les souvenirs qui sont restés en vous. Vous ne trouvez pas que ce serait merveilleux ?

    - Vous avez envie de vous rappeler les choses perdues ? Questionna-t-il à son tour.

    - Je ne sais pas très bien, répondis-je franchement. Parce que je ne sais même pas ce qu’il vaudrait mieux que je me remémore. Les disparitions sont totales. Il n’en reste même pas de graine. Il ne reste plus qu’à essayer de s’en sortir au mieux avec un cœur desséché, plein de lacunes. C’est pourquoi j’aspire à cette sensation gélatineuse. A ce cœur qui offre une certaine résistance, qui donne la fausse impression de laisser voir son intérieur en transparence, qui lorsqu’on l’xpose à la lumière, prend toutes sortes d’expressions différentes. »

    Ces récits imbriqués, miroirs l’un de l’autre sont une superbe parabole de l’effet des dictatures, tyrannies, totalitarismes. Ils sont aussi une très belle réflexion sur ce qui fait l’humanité et les conséquences de la disparition de cela. Yoko Ogawa livre un roman terrifiant, porté par ce style à la fois distant et totalement impliqué qui est le sien qui touche au cœur et par ces personnages si vivants et attachants qu’elle sait faire vivre. Il y a à la fois la douceur et la tendresse de la vie quotidienne, des liens affectifs et amicaux, et l’horreur pleine et entière au détour d’une rue ou d’une minute écoulée. Elle réussit le tour de force d’accorder à la perfection un réalisme cru, une poésie intense et un univers onirique et fantastique affirmé. Tout simplement un grand roman et un coup de cœur.

    L'avis d'Emeraude.

     

    Yoko Ogawa, Cristallisation secrète, Actes Sud, 2009, 341 p. 5/5

  • Teresa l'après-midi - Juan Marsé

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    Manolo, dit bande-à-part est fermement décidé à ne pas rester toute sa vie une petite frappe des quartiers populaires de Barcelone. Ce qu'il cherche, c'est une fille de bonne famille à épouser, et pour cela, il hante les fêtes des beaux quartiers. Mais parfois, au jeu de l'amour, tel est pris qui croyait prendre.

     

    Ce qu'il y a de bien quand on part en vacances avec le minimum vital de lecture dans son sac de voyage, c'est qu'on trouve sur les étagères familiales des choses fort sympathiques et fortement recommandées par papa Chiffon et maman Chiffon. Outre le fait que cela permet après lecture des discussions au coin du feu avec verre de whisky à la main (oui, je suis comme ça, j'aime mon petit confort), se laisser surprendre de temps à autre est toujours agréable. Bref, revenons à nos moutons espagnolo-barcelonais. Teresa l'après-midi est considéré comme un classique de la littérature espagnole du 20e siècle, ce qui est compréhensible, eut égard à la richesse et la densité du récit.

    Teresa l'après-midi, c'est une histoire d'amour, l'amour qu'on cherche, celui qu'on perd, l'amour trahi, l'amour desespéré, l'amour aveugle qui mène au drame, l'amour agonisant... On peut le voir comme une éducation sentimentale. Celle d'un jeune homme persuadé que jamais il ne se laissera prendre au piège mais qui aimera deux jeunes femmes qu'il trahira sans vraiment le vouloir, celle d'une domestique qui a pu croire un instant qu'elle serait aimée, celle d'une jeune femme de bonne famille qui va aimer en dessous de sa condition et se brûler les ailes. Et puis tous les autres, personnages secondaires, Bernardo détruit par la femme qu'il aime et a épousé, Hortensia qui va se venger de l'indifférence et de la cruauté de celui qu'elle aime, Carmen et Alberto dont le couple bat de l'aile... D'une certaine marnière, Juan Marsé montre comment le comportement humain et les relations sociales sont mues par l'amour et ses déclinaisons. Et quel illusion il représente. A travers l'amour qui nait entre le mauvais garçon et la bourgeoise, se pose la question de ce dont on tombe amoureux: une image? Un espoir? Une illusion? Teresa va aimer Manolo d'abord parce qu'elle voit en lui l'ouvrier révolutionnaire qu'il n'est pas mais qu'elle admire. Manolo, lui, va aimer Teresa avant tout pour l'espoir d'un avenir meilleur qu'elle représente. Jusqu'à faire tomber les faux-semblants et s'apercevoir que ce qui était un ersatz d'amour est devenu une force destructrice. Marsé porte un regard plein d'acuité sur ce jeu amoureux et les désillusiosn qu'il provoque. Il sait à merveille capter les petites choses, les regards, les gestes de l'amour.

    Ce regard, Marsé le porte aussi sur le milieu militant de l'après-guerre. Teresa l'après-midi est une critique sans concession, acide et amère des engagements politiques à travers cette jeunesse dorée qui n'a la bouche qu'objectivisme, communisme, existentialisme, et qui ne connaît pas et ne veut pas réellement connaître ces prolétaires censés être libérés par la révolution. Au fil des pages, on découvre un intellectualisme aveugle, déconnecté de la réalité et qui tourne à vide. Teresa par exemple, qui idéalise Manolo parce qu'elle voit en lui l'ouvrier révolutionnaire parfait, qui erre dans les quartiers populaires, qui méprise ses camarades de combat, sauf ceux qui ont payé le prix de leur engagement comme le chef du réseau étudiant auquel elle appartient.

    "Crucifiés entre un merveilleux avenir historique et l'abominable usine de papa, plein d'abnégation sans défense et résignés, ils portent leur  mauvaise conscience de riches comme les cardinaux leur pourpre, paupière humblement baissée, ils irradient un héroïque esprit de résistance familiale, une amère aversion des parents fortunés, un mépris pour des beaux-frères et des cousins entreprenants et pour des tantes dévotes, en même temps qu'ils baignent, paradoxalement, dans un parfum salésien de câlineries de maman riche et de petits déjeuners de luxe: ils en souffrent beaucoup, surtout quand ils boivent du vin rouge en compagnie de certains boiteux et autres bossus du Barrio Chino."

    Marsé pointe du doigt les illusions, les faux-semblants, les contradictions de cet engagement politique à mille lieu des préoccupations des ouvriers, des pauvres gens qui tentent au quotidien de survivre et qui sont fascinés par le confort, par l'argent, par tout ce que rejettent ceux qui veulent faire la révolution avec eux. Teresa et Manolo en sont le symbole. Et il n'hésite pas à décrire sans concession ce petit monde pitoyable, désespérant de snobisme en même temps que plein d'un espoir et d'une vitalité qui se heurteront aux murs de la réalité.

    Bien sûr, Teresa l'après-midi est marqué par l'époque de son écriture et parle en filigrane du franquisme et de sa fin, mais en même temps il reste assez universel pour être fascinant, grâce à cette étude de l'humanité sans aucun compromis que fait Juan Marsé. Il pourrait offrir un texte amer, violent. Mais il fait surtout sentir la complexité des engagements politiques et humains, les désillusions, la souffrance et les espoirs de ses personnages avec une douceur surprenante et sans jamais sombrer dans l'apitoiement et en alternant cynisme et tendresse. C'est un beau portrait d'une génération en quête de sens et de repères. Et puis il y a ces pages superbes sur Barcelone et ses quartiers, sur sa population.

    Dommage que le style soit parfois un peu lourd, à moins que cela ne soit du à un problème de traduction. Je dois dire que lire "ses blonds cheveux" sur 473 p. a eu tendance à m'agaçer! Sans compter les notes de bas de page décalées au petit bonheur la chance. C'est un roman non exempt de longueurs, mais d'une telle force évocatrice, d'une telle finesse psychologique qu'on passe sur ces petits défauts et une certaine emphase. Une très, très belle découverte.

    Juan Marsé, Teresa l'après-midi, Points, 2009, 473 p. 4/5

  • Le gang des LIT, part 3

    Et de trois! La lutte contre la technologie se poursuit et pour l'instant, nous vaincons! A vous l'honneur!


    podcast

    Au sommaire de ce troisième podcast:

    Dans la poche

    La vie d'une autre, Frédérique Deghelt    Chiffonnette

    24 heures de la vie d'une autre, Stefan Zweig     Stéphanie

    Le crime est notre affaire

    Level 26, Anthony E. Zuiker    Fashion

    Même pas malte, Maïté Bernard     Fashion

    La balade de l'escargot, Michel Baglin   Stéphanie

    Cour de récré

    Ce que j'ai vu et pourquoi j'ai menti, Judy Blundel    Fashion

    Le rire de Stella, Siobhan Parkinson   Chiffonnette

    Mauvais genres

    Toi du matin, reine du jour, Ian McDonald    Chiffonnette

    Documentaires

    Saveurs sacrées, Stéphanie Schwartzbrod   Chiffonnette

  • Ô folles amours

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    Il y en a qui fêtent les amoureux le 14 février, avec trompettes, flonsflons et petits coeurs rouges, moi c'est le troisième bloganniversaire du Terrier! Trois ans de bonheur, de fous rires, de belles rencontres, de lectures et de folles idées et l'envie que surtout, surtout, ça ne s'arrête pas!

    Vous boirez bien une coupinette?

  • Le cerveau vert - Frank Herbert

    "Dans un futur très proche, notre planète est désormais coupée en deux zones : la Zone verte, où les humains ont dominé et asservi la nature, et la Zone rouge qui reste à conquérir. C'est le cas de l'immense forêt du Mato Grosso au Brésil que l'Organisation Ecologique Internationale compte bien contrôler définitivement. Grâce à des bombes chimiques mortelles et des armes utilisant les vibrations, l'OEI élimine tous les insectes et nuisibles de la surface de la Terre. Mais cette fois, les habitants de la zone rapportent d'étranges histoires : insectes mutants, humains aux yeux étranges et au comportement inhabituel, disparitions... Une équipe de l'OEI est envoyée en mission afin d'enquêter au cœur de la jungle. Et ce qu'ils vont découvrir dépasse de loin l'idée qu'ils se faisaient d'une Nature soumise..."

    Imaginez-vous ! En pleine découverte de Dune, voilà que je tombe sur un autre de ses romans, un one-shot au titre ma foi plutôt intriguant et à la quatrième de couverture à l’avenant. La chair étant faible, que voulez-vous, j’ai cédé ! Autant vous le dire tout de suite, c’est un roman bourré de défaut, mais que j’ai aimé. Et oui. Commençons par les défauts : touffu, elliptique, parfois un brin longuet, Cerveau vert est un roman qui souffre des qualités de Herbert. Sa capacité à mêler analyse politique, religieuse et sociale est une force du cycle de Dune, mais sur un roman court, elle le mène à un drôle de style. On le sent parfois prêt à se lancer dans la réflexion, puis changer d’avis, histoire de garder du rythme et du suspense jusqu’à s’égarer dans un huis clos assez intéressant d’un point de vue humain mais qui n’apporte rien, et loin de là, à l’intrigue. Bref, le début est prometteur, la suite déçoit un peu, la fin interroge. Inégal, mais, en 1966, déjà, Herbert se livre à une réflexion que certains des romans écolos du moment peuvent lui envier. Impact de l’homme sur la nature, conséquences du besoin humain de dominer et soumettre la nature à ses besoins, méconnaissance de l’écosystème et de son fonctionnement, importance de la biodiversité, tout y est. Et on a en prime une magnifique conscience végétale. J’avoue avoir trouvé les personnages plutôt intéressants et les jeux de pouvoir bien vus. On est donc loin du coup de cœur, très loin même, mais c’est un bon moyen de découvrir Herbert sous un autre aspect.

    Herbert, Krank, Le cerveau vert, Pocket, 2009, 2.5/5