Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Cristallisation secrète - Yoko Ogawa

cristallisation-ogawa-158x300.jpgSur une île, les choses disparaissent petit à petit, au fil des décisions d’une mystérieuse autorité. Les choses, les êtres vivants s’effacent, et avec eux les émotions, et les souvenirs qui y sont liés. Restent quelques uns dont la mémoire résiste et qui sont traqués. Reste une résistance quotidienne et peut-être illusoire à ces disparitions que certains tentent de tenir. Mais quel espoir reste-t-il quand un matin c’est votre corps même qui commence à s’effacer ?

Yoko Ogawa est une grande plume et elle le confirme de romans en romans. Loin de la veine de La marche de Mina, ou même de La chambre hexagonale, elle a décidé, cette fois-ci, d’explorer les arcanes des tyrannies en un récit angoissant et parfois même étouffant aux accents fantastiques. La voix de la narratrice raconte les disparitions progressives, et surtout, avec une sorte de résignation, l’effacement des souvenirs, des goûts, des émotions associés aux choses et aux êtres. Ce sont les objets du quotidien dont on apprend à se passer, ce sont les oiseaux qui cessent de chanter et de traverser le ciel de l’île, ce sont les fleurs qui s’évanouissent, puis les photographies, puis la capacité à se souvenir. A chaque disparition un nouvel équilibre se crée et le cœur des hommes se creuse un peu plus. Ce processus, acceptation, rééquilibrage, Yoko Ogawa excelle à le faire percevoir ce processus à son lecteur.

Mais si elle semble se résigner, son héroïne réfléchit, s’angoisse, résiste à sa manière, suivant l’exemple de sa mère disparue pour avoir conservé les objets interdits et disparus. Parce qu’elle a conscience de la stérilité qui menace la société dans laquelle elle vit et qu'elle écrit, qu'elle lit, qu'elle se souvient des objets merveilleux que lui montrait sa mère.

« Si on ne peut pas boucher les trous des disparitions, l’île va finir par être pleine de cavités. »

Sur cette île, dont on ne saura pas où elle se trouve, s'exerce un pouvoir qui présente toutes les caractéristiques du totalitarisme: la fermeture au monde extérieure, l’élimination de tout ce qui est ressenti comme une menace, à commencer par ceux qui ne rentrent pas dans le cadre et en finissant par se retourner par l’ensemble des individus constituant la société, dans une logique absurde et glaçante, le contrôle de ce qui est pensé, ressenti... Yoko Ogawa crée un univers d'autant plus terrifiant que l'on parvient pas à en comprendre la logique. On se demande à chaque page quelle est la logique de ce pouvoir qui s’exerce : aucune sans doute, ou en tout cas le lecteur n’en aura pas connaissance. Après tout, cela n’a pas d’importance. Quelques soient les raisons, le résultat est le même.A l'image des totalitarismes qui se détruisent eux-mêmes en détruisant l’objet de leur domination dans un fonctionnement certes cohérent mais profondément absurde. Tout y est, et surtout les mécanismes de contrôle qui sont au centre du récit : les arrestations, les contrôles arbitraires et terrifiants, le mystère entretenu sur le sort de ceux qui sont arrêtés, l’utilisation de la génétique et des techniques qui en sont dérivées. C'est effrayant parce qu’inscrit dans une réalité qui est historique, mais qui est aussi la notre aujourd’hui et parce que Yoko Ogawa ne se contente pas de décrypter un fonctionnement administratif et politique. Elle explore aussi cet aspect de la nature humaine qui pousse à tout accepter pour survivre, à plier l’échine, voire à participer activement.

A côté de cela, il est question du rôle de l’art et des artistes dans la résistance, de l’importance des mots. La narratrice est un écrivain qui raconte des histoires de disparitions, autour d’elle un éditeur, le fantôme de sa mère sculptrice… Dans leur quotidien, il y a les bibliothèques désertées, les librairies exsangues, la mort de l’art et donc de la capacité de réflechir sur le monde, de s'interroger, de ressentir. Yoko Ogawa ponctue son récit d’extraits du roman qu’est en train d’écrire la narratrice, récit tout aussi terrifiant que ce qui se déroule sur l’île. Une jeune femme perd sa voix, volée par un homme qui en fait ainsi un objet qu’il peut contrôler.

« Savez-vous que si l’on sectionne ses antennes, un insecte se tient aussitôt tranquille ? Effrayé, il reste tapis et finit même par ne plus se nourrir. »

La résonance avec le quotidien de l’île est évidente et joue parfaitement son rôle de contrepoint. Petit à petit, tout ce qui fait qu’un être humain est un être humain est effacé : mots, mémoire, émotions, mots qui traduisent et permettent de communiquer, livres et objets qui conservent la mémoire de ce qui a été. Mémoire qui est un des thèmes centraux du texte dans son importance, ses troubles, sa disparition.

« Mes souvenirs ne sont jamais détruits définitivement comme s’ils avaient été déracinés. Même s’ils ont l’air d’avoir disparu, il en reste des réminiscence quelque part. Comme des petites graines. Si la pluie vient à tomber dessus, elles germent à nouveau. Et en plus, même si les souvenirs ne sont plu là, il arrive que le cœur en garde quelque chose. Un tremblement, une larme, vous voyer ?

Il parlait en choisissant soigneusement ses mots. Comme si, avant de les prononcer, il pesait un à un sur sa langue ceux qui lui venaient à l’esprit.

- J’imagine parfois ce qu’il adviendrait si je pouvais prendre votre cœur entre mes mains pour l’observer, ai-je dit. Il tiendrait tout juste sur ma paume et aurait un peu la consistance de gélatine mal prise. Il menacerait de s’effondrer à la moindre manipulation brutale, mais glisserait et tomberait si je ne le serrais pas suffisamment fort, de sorte que je tendrais prudemment les mains. Une autre particularité importante serait sa tiédeur. Puisqu’il aurait été dissimulé quelque part au fond du corps, il serait un peu plus chaud que la normale. Je fermerais les yeux pour apprécier sa tiédeur qui émanerait de partout. Alors, la sensation des choses perdues reviendrait petit à petit. Je pourrais sentir sur ma paume les souvenirs qui sont restés en vous. Vous ne trouvez pas que ce serait merveilleux ?

- Vous avez envie de vous rappeler les choses perdues ? Questionna-t-il à son tour.

- Je ne sais pas très bien, répondis-je franchement. Parce que je ne sais même pas ce qu’il vaudrait mieux que je me remémore. Les disparitions sont totales. Il n’en reste même pas de graine. Il ne reste plus qu’à essayer de s’en sortir au mieux avec un cœur desséché, plein de lacunes. C’est pourquoi j’aspire à cette sensation gélatineuse. A ce cœur qui offre une certaine résistance, qui donne la fausse impression de laisser voir son intérieur en transparence, qui lorsqu’on l’xpose à la lumière, prend toutes sortes d’expressions différentes. »

Ces récits imbriqués, miroirs l’un de l’autre sont une superbe parabole de l’effet des dictatures, tyrannies, totalitarismes. Ils sont aussi une très belle réflexion sur ce qui fait l’humanité et les conséquences de la disparition de cela. Yoko Ogawa livre un roman terrifiant, porté par ce style à la fois distant et totalement impliqué qui est le sien qui touche au cœur et par ces personnages si vivants et attachants qu’elle sait faire vivre. Il y a à la fois la douceur et la tendresse de la vie quotidienne, des liens affectifs et amicaux, et l’horreur pleine et entière au détour d’une rue ou d’une minute écoulée. Elle réussit le tour de force d’accorder à la perfection un réalisme cru, une poésie intense et un univers onirique et fantastique affirmé. Tout simplement un grand roman et un coup de cœur.

L'avis d'Emeraude.

 

Yoko Ogawa, Cristallisation secrète, Actes Sud, 2009, 341 p. 5/5

Commentaires

  • J'aime beaucoup cet auteur et ce titre semble foisonnant.

  • J'étais hésitante devant ce roman, il y a eu des avis mitigés, mais là, je le note.

  • @ Mirontaine: je l'ai trouvé très riche et passionnant! Une belle réussite!
    @ Aifelle: je perçois pourquoi certains avis peuvent être mitigés mais je dois dire que je fais partie des enthousiastes et inconditionnelles de cette dame! Et puis l'atmosphère du roman est vraiment merveilleuse!

  • Je vais retenir le nom de cette romancière dont je n'avais pas encore entendu parler!

  • J'avais dit plus de Ogawa après "La marche de Mina", mais on dirait bien que celui-ci a certains atouts pour me plaire...
    (le cadre "télécharger sur iTunes" me cache une partie de la fenêtre des commentaires : je ne vois pas tout ce que j'écris...

  • Les deux dernières phrases ne m'étonnent pas ! C'est aussi ce que je ressens quand je lis cet auteur. Je suis bien tentée de découvrir son dernier, du coup. ;)

  • J'en ai un autre dans ma PAL, mais je le note
    une auteure à suivre mais un peu sombre, pour ses premiers

  • Apparemment un grand coup de coeur en effet! L'écriture n'est-elle pas trop abstraite? Le thème me plaît mais je crains l'écriture parfois "trop" poétique de cette auteure à mon goût...

  • Apparemment un grand coup de coeur en effet! L'écriture n'est-elle pas trop abstraite? Le thème me plaît mais je crains l'écriture parfois "trop" poétique de cette auteure à mon goût...

  • Il est noté depuis sa sortie mais je dois d'abord lire "La formule préférée du professeur" qui est déjà sur ma PAL.

  • J'aime beaucoup Yoko Ogawa. Ce roman change un peu de ce qu'elle écrit habituellement, non? Quoique elle écrit souvent des livres très variés. Bref, ça a encore l'air d'être du très bon !

  • je n'en avais pas encore entendu parler de celui-là... glaçant mais tentant :-)))

  • Il faut absolumment que je remonte ce roman en haut de ma LAL ! Encore un roman intéressant qui se penche sur la mémoire. Aprs "la vie d'une autre", que tu as aimé si j'en crois le podcast, ce titre là serait une belle continuité !

  • Je viens de le terminer et, comme à chaque fois avec Ogawa, je suis surpris et impressionné par sa faculté à se renouveler tout en gardant un style reconnaissable entre mille. Mon avis en détail tout bientôt sur le blog, mais je suis tout à fait de ton avis.

  • Je note! j'aime énormément l'idée de départ!

  • Un coup de coeur pour moi aussi qui m'a permis de me plonger plus dans les romans de Ogawa que j'ai découverte grâce à toi d'ailleurs ! (je ne sais plus pour quelle occasion mais j'ai commencé par "parfum de glace" que tu m'avais offert !)

  • Ca fait maintenant longtemps que je veux découvrir cet auteur. Il me manque juste un peu de temps, mais ce sera pour bientôt !

  • @ Mango: tu avais réussi à passer au travers? Je suis heureuse que tu la découvre par moi alors! J'aime énormément ce qu'elle fait!
    @ Ys: il est beaucoup plus fantastique, beaucoup plus sombre, voire glauque! Maintenant, si c'est au style d'Ogawa que tu n'adhère pas, je ne suis pas certaine qu'il te plaira! ;-)
    @ Leiloona: si tu l'aimes, tu ne pourra qu'aimer celui-ci! C'est typique de ce qu'elle fait, et en même temps différent dans le récit! J'ai vraiment adoré!
    @ Michel: elle a une manière bien à elle d'explorer la nature humaine et son étrangeté. Du coup, ses romans sont souvent durs, et même étranges! C'est sombre, c'est vrai, mais j'adore ce qu'elle fait!
    @ La Nymphette: pas poétique du tout je te rassure! Et pas abstraite non plus! Elle reste totalement ancrée dans la réalité, et c'est d'autant plus dur, même si elle parvient aussi à faire advenir une part de rêve! J'ai comme l'impression de ne pas arriver à être claire là, c'est symptomatique des contradictions de son style... :-)
    @ Stephie: tu vas te régaler! J'ai adoré ce roman!
    @ Manu: c'est du bon et même du très bon! J'aime bien la manière qu'elle a de varier ses romans tout en traitant toujours des mêmes thématiques!
    @ Yueyin: il provoque le malaise, mais quel bonheur!
    @ Choco: dans le thème de la mémoire, c'est sûr!
    @ Voyelle et Consonne: exactement ce que je ressens. On ne sait jamais à quoi s'attendre avec elle et en même temps, c'est chaque fois le même bonheur de lecture!
    @ Edelwe: tu devrais te faire plaiir!
    @ Emeraude: je ne me souvenais plus que j'avais été la première à t'en offrir un! J'en suis fort aise! :-))
    @ Marie: ah ce temps après lequel on court tous autant que nous sommes! :-))

  • Mon dieu, il me le FAUT ! j'adore cette romancière, nouvelliste, découverte il y a 11 ans, je me souviens même très bien de la librairie où j'ai acheté le premier des livres que j'ai lu d'elle (il s'agissait de L'annulaire") et de l'époque, des circonstance. C'est dire si elle m'a marquée !!.
    MErci pour ce très beau billet !

  • @ Lily: c'est un plaisir! Je l'adore, je n'ai jamais été déçue pour l'instant! Amusant comme elle marque ses lecteurs, en bien ou en mal non?

Les commentaires sont fermés.