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Littératures françaises - Page 11

  • Le dernier amour

    « Imaginez. Il ne vous reste que deux jours à vivre. Qu'est-ce qui est préférable ? Finir tranquille dans l'ennui qu'aura été toute votre vie ? Ou bien, si vous êtes musicien, comprendre enfin pourquoi votre musique vient d'être huée et, dès le lendemain, rencontrer celle qui devrait être votre dernier amour ? »
     
    Rien de plus, rien de moins. Un superbe premier chapitre sur un concert, retranscrivant merveilleusement l’ambiance d’un concert classique ouvre le récit. Dès lors, le ton est donné : une écriture sobre, mais évocatrice, syncopée et musicale suit les derniers instants d’un homme qui sait qu’il va mourir. C’est un récit déconcertant au premier abord, tranquillement séducteur, pudique surtout et sensuel. Avec une grande économie de moyens, Christian Gailly raconte une agonie, et la vie qui résiste malgré tout. On ressent la fatigue de cet homme, son chagrin et sa volonté de vivre encore un peu, son bonheur de sentir et ressentir. On ressent aussi la souffrance de l’épouse, mise à l’écart, acceptant par amour la volonté de l’autre de mourir seul, l'envie d'aider de l'inconnue et l'incompréhension de son époux. En quelques heures et en quelques rencontres, c'est tout un univers qui naît.
     
    C’est juste beau.

    Christian Gailly, Le dernier amour, Ed. de Minuit, 2004, 4/5

  • Rapport aux bêtes

    Paul, un paysan frustre et violent pour qui seule sa terre et ses bêtes. Autour de lui sa femme, muette et détestée, victime d’un mal qu’il refuse d’admettre, ses enfants dont il ne connaît pas même les noms. Jusqu’à ce que George, l’ouvrier agricole portugais s’installe à la ferme le temps d’une saison, et provoque dans l’ordonnancement de cet univers clos une fissure qui va tout changer.
     
    Rapport aux bêtes et un roman qui laisse des traces. Un roman difficile, âpre et violent qui prend aux tripes et laisse épuisé. Noëlle Revaz a choisi de se couler dans les mots de Paul et le fait en une plongée qui pourrait n’être qu’un exercice de style virtuose. Mais avec ce langage qu’elle maîtrise de bout en bout, elle faire prendre corps à une voix, une psyché plus que crédible, glaçante même. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Rapport aux bêtes n’est pas un roman de la terre. Bien sûr, l’exploitation agricole, l’attachement du paysan à sa terre ont une place centrale dans le récit, mais ce qui est vraiment central, c’est le rapport de Paul aux êtres vivants qui l’entourent et la manière dont ses certitudes, renforcées par des années d’isolement, vont petit à petit se fissurer pour finalement s’effondrer. Ce qui est au centre, c’est ce qu’il se passe quand l’autre, le différent, entre dans une vie.
    Paul est un homme frustre, à peine capable de lire et d’écrire. Sa vie, ce sont les champs, et les bêtes avec lesquelles il a un contact intense et vrai, un monde qu’il comprend et maîtrise et peut par conséquent aimer. Au contraire de celui où sont ses pareils. Paul est une homme frustre, mais surtout un homme dont la vision du monde est celle d’un seigneur et maître et qui attend de ceux qui l’entourent la même dureté à la tâche que celle dont il fait preuve. Sa terre, ses bêtes, sa femme, qui doivent se plier à ses vues et ses désirs. Sa femme surtout, la fille de la ville qui n’a jamais pu répondre à ses attentes, détestée et réduite à sa fonction reproductrice et sexuelle. Pour lui, ses vaches ont plus de réalité.
    Mais voilà, le monde autour n’est plus le même. Les techniques agricoles changent, le monde change, les femmes changent, et même les ouvriers agricoles changent. Avec George, c’est le monde extérieur qui va entrer à la ferme et contraindre Paul à changer petit à petit sa façon de voir et de faire. C’est Vulve d’abord, qui prend une importance nouvelle : pour la première fois, Paul prend conscience d’elle et de ses besoins, de la maladie qui la tue à petit feu. Cela ne va pas sans drames et sans violence, sans jalousie et sans bassesses. Puis ce sont les enfants, qui subitement ont grandit et qui jettent au visage de leur père leur haine. Et les voisins qui font irruptions dans la vie quotidienne. Puis le drame, celui qui va le contraindre à revenir vers ses semblables. Parce que si Paul préfère ses bêtes, c’est aussi parce qu’il ne comprend pas les humains et qu’il rejette ce monde incompréhensible pour lui et ne parle pas ou peu. Le chemin vers la parole, et donc vers la reconnaissance de l’autre va être long.
    Pourtant, si on frémit beaucoup à la lecture, le récit est aussi empreint d’humour et d’humanité. Quand Paul raconte la vie quotidienne, ses petits combats avec George, ses ruses et ses malices, on rit aussi. On ne peut pas vraiment le détester Paul. Après tout, il est comme on l’a fait. Il est même attendrissant parfois ce grand gaillard, et il le devient de plus en plus au fil des pages. Noëlle Revaz en inventant, en utilisant sa parole, fait entrer le lecteur de plain-pied dans une boîte crânienne. Le long monologue de Paul est celui de sa pensée, et la crédibilité de l’ensemble, sans faille, est un tour de force.
     
    Rapport aux bêtes est un roman poisseux de désespoir et de brutalité, d’espoir aussi. Une œuvre époustouflante et troublante, qui met le lecteur face à ce qu’un homme à de plus intime, ses pensées.

    Noëlle Revaz, Rapport aux bêtes, Gallimard, 2002, 4.5/5
     

  • La femme de l'allemand

     

    Fanny et Marion dans leur petit appartement proche du Marais, Fanny et Marion, la mère et la fille, seules et unies face aux autres, les parents, les voisins. Mais Fanny est malade, de cette maladie qui ne dit pas son nom et qui va transformer en enfer le bonheur.

    Psychose maniaco-dépressive, un nom barbare et bizarre, un peu chantant et mystérieux qui entre un jour dans la vie de Marion pour n'en plus sortir, un nom qui a pour elle une histoire qu'elle va raconter bien des années plus tard. L'histoire de sa mère, Fanny, si belle, si drôle, si excentrique et excessive. L'histoire de leur amour et de leur vie à deux entre école et séances de cinéma, balades dans Paris et rires. L'histoire de cette autre Fanny qui fait un jour irruption, laide et cruelle, effrayante et incontrôlable. L'histoire d'un amour qui devient prison et drame, d'un secret qui gangrène tout.

    Marion est une enfant de la honte, le fruit de l'amour interdit pendant la Seconde guerre mondiale entre une française et un allemand, le fruit d'une absence aussi. Elle va grandir avec cette béance, l'absence de ce père dont elle découvre peu à peu des bribes, qu'elle façonne au gré de son imagination d'enfant avant de connaître le peu qu'il y a à connaître d'une histoire somme toute banale qui a fait basculer sa vie avant même qu'elle ne vienne au monde.

    On ne saura pas si Fanny a basculé dans la folie à cause de son amour, ou si elle portait en elle le germe de la maladie. Peu importe finalement: la fragilité était là, la folie est venue. Marion la raconte avec ses yeux et sa voix d'enfant d'abord, puis d'adulte. Il y a d'abord ce souvenir d'une peur intense, puis ces failles au quotidien dans la voix et dans les attitudes de la mère tant aimée, et enfin, les crises, intenses, atroces, où Fanny devient autre. La folie est-elle soluble dans l'amour? Marion va tout faire pour: protéger sa mère, subir ses crises, promettre ce qu'elle ne peut tenir, échouer finalement. Amour, peur, haine, dépendance, Marion va passer par bien des phases avant de trouver enfin une délivrance qui ne va pas sans culpabilité et de pouvoir se pardonner et pardonner à sa mère.

    Sans aucun pathos, Marie Sizun raconte une descente aux enfers, le combat d'une femme qui lutte pour vivre dignement avec son enfant malgré son statut de mère célibataire, le combat d'une enfant pour sauver sa mère. C'est bouleversant et intense: à certains moments la respiration manque, à d'autre les larmes pointent le bout de leur nez. Le déchirement que connaît Marion, cette culpabilité intense, cet étouffement sont rendus de manière poignante et vibrante. C'est une histoire d'amour absolu, de souffrance et de déchirement qui laisse l'estomac noué. Deux beaux portraits, complexes et bouleversants et un récit profond sur la quête des origines.

    L'avis de Chaperlipopette, de Pascal, d'Amanda, ...

    La femme de l'allemand va sortir bientôt au Livre de Poche.

    Marie Sizun, La femme de l'allemand, Arléa, 2007, 5/5

  • Jeanne d'Arc

    "Si j'ai entrepris d'écrire une Vie de Jeanne d'Arc, c'est d'abord parce que je l'aime. Et voilà une raison suffisante! Je crois être aujourd'hui le seul homme capable de comprendre cette enfant. Elle m'est aussi proche et aussi naturelle qu'une soeur. Je l'ai amenée à moi à travers le désert archéologique. Elle est là, toute neuve devant mes yeux. Les vieilleries de l'histoire, la dessication du temps ne lui ôtent ni ses fraîches couleurs, ni son sourire de chair. Non, ce n'est pas une légende, ce n'est pas une momie. Foin du document et foin de la couleur locale! Je n'ai dessein ici que de montrer une fille de France.

    Ma Jeanne d'Arc a 18 ans."

    Inclassable. C'est ainsi que je définirais la plume de Joseph Delteil. Cet écrivain du début du 20e siècle, méridional monté à Paris, un peu symboliste, un peu surréaliste a tracé sa route sans guère se soucier de l'avis de ses contemporains et en provoquant autour de lui des débats et des conflits passionnés. Son Jeanne d'Arc en est un parfait exemple. Prix fémina, ce récit provoqua l'ire des surréalistes et la colère des catholiques. Pour des raisons différentes, certes, mais avec la même virulence, une partie importante du monde littéraire des années 1920 s'abattit sur l'oeuvre. Mais qu'a donc fait Joseph Delteil pour provoquer de telles réactions. Rien, si ce n'est proclamer son amour profond pour la figure de Jeanne d'Arc. Pas la sainte, pas le symbole brandi en politique comme un étendart ou haï pour les valeurs morales et religieuses dont elle est parée, mais la jeune fille partie en guerre, la fille de France.

    Jeanne d'Arc est un OVNI littéraire. Delteil donne, certes, dans le genre hagiographique, mais une hagiographie marquée par le burlesque, une certaine trivialité et un lyrisme qui laisse parfois perplexe. Sa Jeanne d'Arc est une paysanne en pleine santé, pleine de bon sens et de foi, une jeune femme ancrée dans la terre même si sa tête est au ciel. Un être humain qui a des besoins physiques, qui parle une langue truculente. Le récit est étonnant de folie et d'audace: la sainte qui reste aujourd'hui un symbole politique fort y acquiert un aspect neuf, attachant. Delteil en parle avec passion, tendresse, presque amour: il en devient destabilisant, presque inquiétant par moment.

    Lire Delteil, c'est accepter de laisser ses habitudes au vestiaire et s'embarquer dans un drôle de voyage. J'avoue n'avoir pas adhéré particulièrement au style de l'auteur, mais plusieurs mois après ma lecture, Jeanne d'Arc trotte encore dans ma petite tête, signe, vous me l'accorderez, d'une lecture marquante. A découvrir.

    Merci à JMJ qui se reconnaîtra s'il passe dans le coin!

    Une étude passionnante par .

    Joseph Delteil, Jeanne d'Arc, Grasset, 1961

  • Un Dieu un animal

     

    Un jeune homme a quitté son village pour vivre plus grand et plus fort sous l'uniforme des mercenaires. Il a survécu pour revenir à son point de départ: dévasté, il est condamné à devoir s'adapter à une vie qui ne semble plus vouloir de lui. Quand même l'amour ne permet plus de respirer, que reste-t-il?

     

    Je dois dire que si je n'avais pas croisé Jérôme Ferrari à la remise du prix Landerneau et entendu les troupes chanter les louanges de son roman, je n'aurais sans doute pas eu le commencement du début de la vélléité d'y jeter un oeil. Ce qui aurait été fort dommage. Et en plus ça ne compte pas, il ne fait que 109 pages (on a les excuses qu'on peut).

    109 pages, certes, mais quelles 109 pages! Le sentiment de malaise, d'étouffement présent dès les premières lignes ne fait que s'amplifier au fil des pages. Un dieu un animal est un roman sur la vanité de la fuite, sur le désespoir et le désenchantement. Comme beaucoup, ce héros sans nom a cru pouvoir partir, tout quitter pour vivre autre chose que la vie qu'il était destiné à vivre. Pas qu'il ait grandi parmi de mauvaises gens: ses parents sont adorables, les voisins pas méchants. Mais voilà, parfois, l'horizon est tellement attirant et les frontières du monde connu tellement et trop proches. Sauf que tout ce qu'il reste au bout du chemin est la désillusion, la connaissance atroce du fait que partir ne résout rien et ne permet finalement pas grand chose de plus que le détachement.

    "Bien sûr les choses tournent mal, pourtant, tu serais parti et quand l'étreinte du monde serait devenue trop puissante, tu serais rentré chez toi. Mais ça ne s'est pas passé comme ça, car les choses tournent mal à leur manière mystérieuse et cruelle de choses et font se briser contre elles toutes les illusions de lucidité. Tu es parti, le monde ne t'a pas étreintet, quand tu es rentré, il n'y avait plus de chez toi. Il y avait tes parents, ta maison et ton village, mais ce n'était miraculeusement plus chez toi."

     Il y a l'espoir tout de même, celui permit par l'amour: Magali, l'amour d'adolescence, la jeune femme retrouvée. Un autre désespoir malgré l'apparence de la réussite. Magali est une jeune femme brillante, jolie, l'image de la chasseuse de tête performante, dévouée à son entreprise. Un masque qui voile mal un sentiment d'oppression, les doutes, et le mépris ressenti envers soi-même de douter quand tout semble aller pour le mieux.

    " Elle considère sa vie avec un mélange d'agaçement et de perplexité qui la paralyse. Elle est incapable de se réjouir. Elle est incapable de se plaindre. Quand elle est tentée de le faire, des faits incontestables, sa parfaite santé, sa fiche de paie, sa jeunesse, son appartement si joliment décoré, l'amour de son père l'en dissuadent et l'empêchent de croire à la réalité de sa propre détresse. Le monde n'a rien à offrir contre quoi elle pourrait désirer sérieusement d'échanger tout cela."

     Au centre de leur vie à tous les deux, une angoisse que rien, ni famille, ni amis, ni amour ne peut dissoudre, angoisse parfaitement transcrite et rendue par le style sec de l'auteur, l'usage de la deuxième personne du singulier, comme si le jeune homme s'adressait à lui-même, dans un éclat de lucidité douloureuse et mortelle. Les fils se tissent petit à petit entre souvenirs et présent, dans une introspection que vient entrecouper mais certainement pas alléger le "elle" de Magali, enfant perdue aussi à sa manière. Violence de l'univers du travail et d'une société dont on ne sait guère ce qu'elle attend de ses enfants, violence de la guerre sous le soleil du désert, deux horreurs s'affrontent, aussi incompréhensibles l'une que l'autre. On ne respire pas, on encaisse jusqu'au bout ce récit particulièrement fort et dense de la chute de deux être humains dans l'enfer de la solitude et de la violence. C'est tout simplement magistral.

     L'avis de Lily, Papillon, Fashion, Cathulu, Caro[line], Pascal, Yv, ... 

    Jérôme Ferrari a reçu le prix Landerneau 2009.

     

    Jérôme Ferrari, Un dieu un animal, Actes Sud, 20098, 5/5