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Littératures anglo-saxonnes - Page 13

  • Le stradivarius caché

     

    En passant devant ce roman, mon oeil a été attiré par son titre, puis par le nom de son auteur qui me disait furieusement quelque chose. Et pour cause, puisque John Meade Falkner n'est autre que l'auteur du merveilleux Moonfleet que j'ai usé jusqu'à ce qu'il tombe en morceau quand j'étais adolescente (et même plus tard, que voulez-vous, je suis fidèle à mes premières amours): des contrebandiers, des aventures, des amours contrariées, de l'histoire, pensez donc! Tout ceci pour expliquer pourquoi diable je me suis jetée dessus sans retenue aucune et l'ai dévoré le temps de quelques trajets de métro manquant à plusieurs reprise de rater ma station, comme le veut la tradition de la LCA parisienne plongée dans un bon bouquin.

    Mais qu'est-ce que ça raconte tout ça allez-vous me demander sans doute et avec raison. Allons-y donc pour un résumé de l'intrigue: au cours de ses études à Oxford, le jeune lord Maltravers, musicien accompli, commence à entendre des bruits étranges et à voir un fantôme dès lors qu'avec son ami, il joue l'Aeropagita, pièce italienne du 18e siècle. Quelques temps plus tard, le spectre, un gentilhomme anglais, le mène vers la cachette d'un magnifique instrument: un merveilleux stradivarius. Mais cette découverte, loin d'être anodine, va le mener à sa perte.

     Autant le dire tout de suite, Le stradivarius caché est un roman furieusement de son temps, et pourtant abominablement passionnant. Les deux ne sont pas antinomiques, loin de là! Falkner trousse à merveille son histoire de fantôme, faisant monter l'angoisse et le suspense à mesure que l'étrange s'instille dans la vie de Maltravers. Peu de choses au départ: un fauteuil en rotin qui craque, la sensation d'une présence, une brume. Et puis, petit à petit, le roman bascule avec la découverte du Stradivarius. Pourtant, le fantastique n'est pas l'aspect principal du récit même s'il y tient une place importante, un violon maléfique n'étant pas après tout la base d'une banale histoire d'aventure. Ce n'est pas tant le fantôme et le violon qui sont au centre que la lente déchéance et la folie qui sont au bout de la route du héros et la manière dont son entourage a perçu cette histoire. Le narrateur est d'ailleurs la propre soeur de John Maltravers, Sophia, qui raconte à son neveu, héritier du titre, les mystérieuses circonstances dans lesquelles son père et sa mère sont morts. Son discours, qui ne rejette pas les phénomènes inexplicables dont elle a été témoin tout en les condamnant avec toute la force de la foi chrétienne qui est la sienne est contrebalancer par celui du deuxième tuteur du jeune lord, l'ami intime de Maltravers, lequel au contraire, malgré tout ce qu'il a vu et malgré les discours tenus au cours de sa jeunesse, tente de trouver une explication rationnelle à tout cela. Le tout donne un récit dont les rebondissements s'enchaînent sans temps morts malgré le style un peu "passé" de l'auteur et des réflexions sommes toutes très marquées par le christianisme et sa morale. Il est tout de même question au fond de la tentation et des risques qu'il y a à y céder et à vivre hors des chemins tracés par la tradition et la foi. Ceci étant dit, rien de cela ne gêne la lecture et c'est au final un roman court mais passionnant qui mérite d'être connu et qui donne une furieuse envie d'écouter cette Aréopagita.

     L'article de Mazel.

    John Meade Falkner, Le stradivarius caché, Rivages poche, 1995, 381 p. 3.5/5

  • La cucina

     

    Si Rosa Fiore aime quelque chose, c'est la cuisine, un art qui lui permet de surmonter les pires des drames et de continuer à vivre vaille que vaille. Jusqu'au jour où sa route croise celle du mystérieux Inglese, pas particulièrement beau mais tellement attirant, qui en échange des secrets de la cuisine sicilienne, va initier la vieille fille qu'elle est devenue aux plaisirs de la chair. La Cucina est à la fois une ode à la Sicile, ses femmes et sa cuisine et un roman truculent, parfois un brin fantastique et souvent drôle. Dès le premier chapitre, j'ai été emprisonnée dans l'histoire racontée par l'extraordinaire Rosa. " Dépose un tas de farine sur la table, la vieille table de chêne qui nous vient de Nonna Calzino, patinée par des années d’usage quotidien. Il en faut juste assez, ni trop, ni trop peu. De la fine farine de blé dur du moulin de Papa Grazzi à Mascali. Ajoute une bonne pincée de sel. Fais un puits et casses-y des œufs entiers extra-frais, plus quelques jaunes, puis incorpore un filet d’huile d’olive premier choix et quelques cuillerées d’eau froide. Ensuite, du bout des doigts, mélange les liquides à la farine, jusqu’à ce que tu obtiennes une pâte souple. Si les œufs la rendent un peu collante, c’est normal. Continue à la fraiser en la faisant rouler sous la paume des mains. Il faut que les bras fatiguent et qu’une petite rigole de sueur naisse entre les omoplates et descende vers le sillon entre les fesses. Cela vaut pour l’hiver, bien entendu. En été, la sueur ruisselle sur le visage et le cou et tombe goutte à goutte sur la table et le dallage en imprégnant les vêtements. Quand la pâte est élastique, huile-la au pinceau, recouvre-la d’un linge humide et laisse-la reposer. Elle en a tout autant besoin que toi. Cela te laisse le temps de feuilleter un magazine et de te tenir au courant de la dernière mode, ou d’observer par la fenêtre la jeune Maria en train de flirter avec le postier au coin de la rue, un peu plus bas, Fredo qui passe à bicyclette ou les chiens errants qui tentent d’échapper à l’employé de la fourrière. La vie qui va sous tes yeux. C’est le moment de commencer à étaler la pâte. Saupoudre la table de farine et divise le pâton en huit sections égales. Une à une, aplatis-les avec le rouleau à pâtisserie, en exerçant une pression vers l’avant, de manière à obtenir une forme rectangulaire. Procède ainsi jusqu’à ce que chaque section de pâte forme une longue bande de l’épaisseur de la lame d’un couteau. Le couteau qui a tranché la gorge de Bartolomeo. Qui est entré dans cette chair jeune et tendre comme un coltello dans du lard. Coupe la bande en deux dans le sens de la largeur et fais-la sécher cinq minutes sur une perche. Répète l’opération avec le reste de pâte de manière à obtenir seize bandes. Découpe chacune d’entre elles dans le sens de la longueur en formant des rubans aussi minces que possible. Et voilà, tes spaghetti sont prêts à être cuisinés. Préparés avec une délicieuse sauce à base de tomates mûres, de jeunes aubergines, de basilic et de ricotta, tu vas pouvoir les manger à la colazione, au moment où les employés de bureau, les acrobates et les hommes des abattoirs rentrent chez eux faire la sieste et où, pendant une brève période, l’agitation cesse et la ville s’endort."

    J'en avais l'eau à la bouche et une féroce envie de me lancer dans la confection de spaghettis à sa manière! Et pour mon plus grand plaisir, la cuisine est un des thèmes centraux du roman. Rosa est une cuisinière émérite. Suivre son histoire est un peu suivre une cuisinière qui explique en mots, en images, en odeurs et en saveurs, la cuisine de ses ancêtres. Or des odeurs et des saveurs, la cuisine sicilienne n'en manque pas. Au fil des pages, on découvre des plats, des desserts, des gourmandises: torta di ricotta, fritteda, pasta alla Norma, cassata, connoli, dolci, pollo alla Messinese, ciabbatas et focaccoas, panelle, formaggio all'Argenteria, timballo, pasticcio du Sostanza... Je ne sais pas vous, mais moi je me sens soudain un appétit féroce! C'est passionnant et enthousiasmant pour les gourmands.

    Je rassure ceux que cet étalage gastronomique ne convaincrait pas, La cucina ne parle pas que de cuisines. C'est un roman foisonnant de vie et de drôlerie qui frôle par moment le vaudeville. C'est que la famille de Rosa n'est pas commune: un père écrasé par la personnalité d'une mère hors du commun aux appétits légendaires qui fait passer un casting original à ses prétendants une fois devenue veuve, des frères siamois dont le destin ne sera pas moins étonnant que celui des autres membres de cette fratrie. Tout ce petit monde vit, rit, se dispute et pleure autour de la cucina, le coeur de la ferme, le centre de la vie et de l'histoire de la famille.

    "La cucina c'est le coeur de la fattoria et la toile de fond sur laquelle s'inscrit la mémoire de notre famille, les Fiore. Depuis des siècles, la cuisine est le terroir privilégié de tous les événements familiaux heureux et des malheurs, des naissances, des morts, des mariages, des fornications. Aujourd'hui encore, elle est habitée par les fantômes de nos ancêtres. Ils sont assis là, tels des vieux amis, et participent aux discussions ou donnent leurs avis sur les activités des vivants. La cucina est imprégnée des senteurs du passé et chaque note olfactive raconte un événement de son histoire."

    Dans une certaine mesure, La cucina est un roman initiatique, le cheminement de Rosa vers l'âge adulte et le bonheur à travers des épreuves atroces. L'auteur pourrait mettre la larme à l'oeil du lecteur avec ces drames, mais Rosa les raconte de telle manière que jamais on ne s'apitoie sur son sort. C'est émouvant, drôle, inquiétant, mais jamais larmoyant. On a juste envie de savoir ce que va devenir cette toute jeune fille brisée par le meurtre de son fiancé, exilée à la ville, s'étiolant dans une société où tout le monde, de ses frères à sa logeuse, veille sur une vertu que d'autres moquent. Elle fait partie d'une lignée de femmes fortes et tient de sa mère, Isabella, la capacité de surmonter, de faire face et de continuer à vivre malgré la mafia dont la violence fait irruption dans la vie des gens ordinaires aux moments où on en l'attend pas, d'assumer ce qu'elle est malgré le regard que la société sicilienne porte sur les comportements qui sortent de la norme. Ces réalités de la Sicile, on les découvre en filigrane, et on voit Rosa les défier en partant à la découverte de l'amour avec l'Inglese. A mon avis, les galipettes ne sont pas toujours bien amenées, mais le lien entre le sexe et la cuisine, la sensualité qui lie les deux est très bien exploitée et donne lieu à quelques jolies pages et à une belle histoire d'amour.

    C'est donc un roman fort sympathique, enlevé, drôle et appétissant. J'ai passé un bon moment avec Rosa et j'ai été désolée de la laisser si vite à sa cuisine et à ses amours!

    L'avis de Clemenciel, de Ségolène Ampelogos, de Lune de pluie,    

    Lily Prior, La Cucina, Grasset, 295 p., 2002, 3.5/5

  • La reine des lectrices

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    La Reine est prévisible. Parce qu'elle est la Reine et que ses devoirs et ses habitudes sont ancrées dans le terreau de ses longues années à la tête du royaume. Des hobbies? Elle n'en a pas. Parce qu'avoir un hobby est avoir une préférence et que la Reine n'a pas de préférence. Jusqu'au jour uù poursuivant ses abominables chiens, elle tombe dans la cour du château sur un bibliobus. Et dans le bibliobus, sur  le plongeur gay qui va devenir son conseiller de lecture personnel. Repartant par pure politesse avec un roman, la reine ne se doute pas qu'elle vient de mettre le doigt dans un engrenage qui va mettre sans dessus dessous la cour et le pays.

     

    La reine des lectrices est un roman pour les amoureux de lecture. Une petite oeuvre légère et drôle qui s'avale en une heure ou deux le sourire aux lèvres. C'est qu'elle est attachante cette reine qui découvre sur le tard le pouvoir enchanteur de la littérature, qui explore sans idée préconçue le gigantesque  continent romanesque, qui gribouille ses notes et ses envies dans autant de petits carnets, que l'on retrouve au détour d'un couloir le nez dans un roman et qui poursuit ses petits enfants et son premier ministre avec les oeuvres qu'elle veut leur faire lire! Armée de ses romans, elle devient une délicieuse grand-mère indigne qui fait tourner son conseiller en bourrique et boude quand elle n'a rien à lire sous la main. La manière dont elle détourne le protocole et ses obligations donne lieu à des scènes savoureuses. Les personnages sont campés en deux coups de stylo plume mais se meuvent dans les ors de Buckingham palace avec brio.

    C'est aussi une joie réflexion sur la lecture, l'écriture et la manière dont on devient lecteur, souvent un peu par hasard, parfois même sans y penser. Et que de pistes de lecture dans tout ça! Ma LAL m'a démangé! Pensez donc: Nancy Mitford, Sylvia Plath, Ian McEwan, Jane Austen, Proust, Dickens, George Eliot, ....

    Ce n'est sans doute pas le roman du siècle, mais c'est un bon moment à passer en compagnie d'une héroïne qui ressemble furieusement à tous les passionnés de lecture en ce bas monde!

     

    L'avis d'Emeraude, de Cathulu, de Lune de pluie, de Cuné,  d'Amanda, Ys, Lou, ....

     

    Alan Bennett, La reine des lectrices, Denoël, 2009, 3/5

  • L'ivresse des sens

    Ricky et G-Man sont amis, amants et partagent, outre la même maison, un amour dévorant de la cuisine. Las de travailler pour d'autres, ils se décident à ouvrir leur propre restaurant. Le concept: l'alcool. Parfait pour leur Nouvelle-Orléans, toute de démesure et d'ébriété. Mais malgré l'aide du célèbre cuisinier Lenny Duveteaux, cela ne va pas se faire sans moult difficultés et rebondissements.

     

    Ce n'est pas vraiment un secret, je suis gourmande. Rien d'étonnant donc à ce que la mention d'une aventure culinaire sur une quatrième de couverture attire mon attention. Et rien d'étonnant à ce que j'ai salivé pendant toute la durée de ma lecture, quand on considère le talent de Poppy Z. Brite. D'elle, je ne connaissais jusqu'alors que les histoires de vampires sombres, extrêmement violentes, trash parfois, éreintantes pour le lecteur en même temps que fascinantes. Voilà que je découvre une autre facette de son oeuvre, dans laquelle elle se livre à une incroyable débauche de senteurs et de goûts. Le moins qu'on puisse dire, c'est que Poppy Z. Brite a l'écriture sensuelle! La Nouvelle-Orléans devient sous sa plume un décor poisseux, sulfureux, sombre et étouffant, parfait pour le roman noir simple et efficace qu'elle offre à ses lecteurs. On y découvre les bars, les traditions de carnaval et des fêtes des saints, les beaux quartiers et les ghettos. Mais Alcool n'est pas seulement le récit des aventures de deux cuisiniers débrouillards et abonnés aux ennuis. L'auteur offre à travers les aventures de ses deux héros une découverte passionnante de l'univers des cuisines, de la création d'un restaurant et de nouveaux plats. La lire avec l'estomac vide relève de l'impossible. Rien que pour vous en donner une idée, un extrait du menu d'inauguration: roulés de prosciutto aux figues marinées au calvados et sa crème au bleu et au calvados, salade de crudités, noix de macadamia Mandrego et vinaigrette à l'eau-de-vie de noix, filet de sébaste en croûte de pécan nappé de beurre blanc au rhum... Et il n'y a rien de lourd ou d'indigeste dans tout ça! Il faut dire que les deux héros et leur entourage sont particulièrement frappés et attachants du même coup: un peu malfrats sur les bords, illuminés parfois (créer un dessert avec un masque mortuaire de Napoléon en chocolat et une glace au camembert... mais quelle idée), joyeux et bordéliques, corrompus par une tomate mûre à point, capables de faire un cours sur l'origine des olives, ils ont tous une épaisseur qui en fait des vieux copains.

    Qui plus est, Poppy Z. Brite fabrique une bien jolie histoire d'amour avec ses deux cuistots: un vieux couple, avec ses hauts, ses bas, des habitudes parfois attendrissantes, parfois hilarantes. On a envie de les suivre, de savoir ce qu'ils vont devenir. On frémit à leurs disputes et sourit à leurs réconciliations.

    Bref, c'est fin, c'est goutû, ça s'avale sans faim aucune et avec un plaisir certain!

    La critique du Cafard Cosmique, l'avis de Nicolas G, d'Amanda, de Cuné, des échos sur Critique Libre.

     

    Poppy Z. Brite, Alcool, Au Diable Vauvert, 2008, 4/5

  • De grandes espérances

     

    Ou comment Pip, orphelin élevé par sa soeur et son forgeron de mari, va acquérir de grandes espérances, vivre de folles aventures et devenir un homme.

    Autant être franche, si Fashion n'était pas un jour passée par là avec son challenge, je n'aurais sans doute jamais approché, même de loin, ce bon vieux Charles Dickens. Un a priori impliquant une bonne dose de poussière, des orphelins, quelques horribles drames et beaucoup de larmes. Il faut dire que ce ne sont pas les adaptations en dessin animé de mon enfance qui auraient pu me donner une subite envie de me jeter sur les pavés de Charles!

    Bref, je ne vais pas m'étendre sur mes traumatismes d'enfance et cesser là ce suspense insoutenable: Dickens, c'est poussiéreux ou pas?

    Et bien non, Dickens n'est pas poussièreux! Il est même plutôt rock n'roll! Et oui! Prenons De grandes espérances puisque c'est, de toute manière, de lui qu'il est question: évasions rocambolesques, meurtres, déchirements amoureux, vils profiteurs, hommes de loi de glace, vieille sorcière échevelée, sublime beauté au coeur froid, et j'en passe. Ca ne vous donne pas envie vu sous cet angle là? Moi, si on me l'avait vendu comme ça, ça n'aurait pas fait un pli!

    De grandes espérances est un roman aux multiples facettes. Il y a, bien sûr, les aventures de Pip, son amour malheureux, Magwitch le forçat, miss Havisham et ses horribles complots: un récit plein de suspense, de rebondissements, de brouillard et de tempête qu'on dévore par envie de savoir ce qui va bien pouvoir arriver aux héros. Dickens est un feuilletoniste, et on le sent dans son art de tirer les fils de son intrigue, de lier les personnages les uns aux autres.

    Mais ce n'est pas l'essentiel. Dickens est un formidable raconteur d'histoires et observateur de son temps. La satire est là, féroce et lucide. Il prend prétexte du roman d'initiation pour décrire l'Angleterre telle que la bonne société ne la connaît pas, ou peu, et telle qu'elle la condamne quand des échos de ce qu'il s'y passe lui parviennent. On découvre en même temps que Pip, les difficultés de la vie d'un enfant orphelin dans les classes populaires, le sort des forçats sur les pontons, la bêtise des gens respectables, le pouvoir de l'argent. Puis, quand il lui vient soudain de grandes espérances, c'est un autre univers: celui des jeunes messieurs oisifs, dépensiers, vaniteux en même temps que celui d'une ville de Londre ambivalente: brillante des fastes de la richesse d'un côté, noire, poisseuse et dangereuse de l'autre. Ambivalente comme l'est Pip finalement...

    Parlons un peu de lui et des autres personnages. La première impression à la lecture est que Dickens utilise des archétypes: le gentil, le méchant, le fou, le riche, le pauvre... C'est, dans une certaine mesure, exact. Joe par exemple, le beau-frère de Pip, son père d'adoption, est irrémédiablement gentil, au point d'être agaçant parfois. Jaggers l'homme de loi est rongé par son métier, effroyablement lucide sur le monde qui l'entoure et d'une froideur à toute épreuve. Orlick l'ouvrier est tout de méchanceté et de bêtise. Pumblechook est un cauchemar de vanité, d'affabulation et de vile flatterie. Chacun à sa manière donne à Pip une impulsion qui lui permet d'avancer, de se confronter à la réalité. J'avoue bien aimer Pip. Parce qu'il est faible, parce qu'il a peur, parce qu'il ne va pas au bout de ses convictions, parce qu'il a honte de ses origines et de sa famille, parce qu'il est égoïste et vaniteux, parce qu'il est atrocement humain, et en même temps drôle, gentil, attachant, perdu par sa naiveté et un amour dévorant. Un autre aspect du talent de Dickens d'ailleurs cette capacité à raconter un si belle histoire d'amour! Pip et Estella, le petit orphelin naif et la petite orpheline éduquée pour briser les coeurs des hommes. Estella est un fabuleux personnages: froide, sans scrupules, intelligente et cynique, perdue par ses certitudes. Quelque soient leurs convictions de départ, elle et Pip sont pliés, presque brisés par leur confrontation au monde. L'un a été aveuglé par l'amour et sa fortune inesperée, l'autre par l'éducation donnée par miss Havisham. Tiens, voilà un intéressant personnage de sorcière! Adorant Jasper Fforde, la simple idée de rencontrer miss Havisham m'était sympathique. Elle ne m'a pas déçue! C'est une femme détruite par un amour malheureux et par sa propre incapacité à surmonter la douleur, habituée qu'elle avait été par son père à tout maîtriser, à tout arranger par l'argent et le pouvoir de sa position sociale. Elle est cynique, amère, lucide et profondément malheureuse, repoussante. Elle élève Estella pour qu'elle la venge des hommes. Mais Dickens la rend aussi digne de pitié par ses failles et sa souffrance: en accomplissant sa vengeance, elle accentue son propre malheur. Sa confrontation avec un Pip fou de la douleur de savoir Estella lui échapper est un moment d'une intensité rare.

    Mais il ne faut pas oublier que Dickens a de l'humour, beaucoup d'humour même! Il lui en fait subir à son Pip! On rit souvent à ses aventures, ses bagarres, à ses drames mêmes! La scène où il se retrouve tenu la tête en bas par le forçat dans les marais et où il en profite pour découvrir son village sous un nouvel angle est impayable! La scène du pâté tout autant! Même ses visites chez miss Havisham sont prétexte à des scènes burlesques.

    Je vais cesser là mon panégyrique! De grandes espérances a intégré mon panthéon littéraire personnel pour l'immense plaisir de lecture qu'il m'a donné.

    Pour la route et parce que la préface est aussi un rare moment de bonheur par John Irving, une petite citation : "D'ailleurs c'est le propre des grands romanciers, qu'il s'agisse de Dickens, de Hardy, de Tolstoï ou de Hawthorne et Melville. On parle toujours de leur style, mais en fait, ils exploitent tous les styles, n'en refusent aucun. Pour eux, l'originalité del 'expression est un phénomène de mode qui passera. Les questions plus vaste et plus importante, celles qui les préoccuipent, leurs obsessions, resteront au contraire: l'histoire, les personnages, le rire, les larmes."

    L'avis de Lilly, Ekwerkwe...

    Charles Dickens, De grandes espérances, Seuil, L'école des lettres, t. 1 et 2 5/5