Il se passe des choses étranges dans la vie jusque là sans histoire de Zanna et Deeba. De gens bizarres abordent Zanna, une fumée épaisse semble la traquer, les parapluies se mettent à bouger... Et tourner la roue d'une chaudière les fait basculer dans Lombres, la ville où vont s'échouer toutes les choses perdues ou cassées, objets ou êtres vivants. Un univers merveilleux, loufoque, effrayant parfois qu'un nuage doué de vie, Smog, veut détruire. Une ville merveilleuse et loufoque qui attend la Schwazzy, celle qui pourra combattre le Somg... Mais les choses sont loin d'être aussi simples qu'elles le paraissent.
On pense à beaucoup de chose au tout début de Lombres. On pense à Alice au pays des Merveilles, on pense au Neverwhere de Neil Gaiman par exemple. Il faut dire que c'est facile: Zanna et Deeba passent de l'autre côté du miroir pour ainsi dire, entrant dans un univers curieusement distordu, où la magie et les choses les plus étranges sont légion et qui est une image distordue du Londres humain! Mais petit à petit, China Miéville se démarque en créant un monde bien à lui et une histoire qui se révèle, somme toute, assez originale.
Première chose à noter, Lombres est un roman pour adolescents publié par Le Diable Vauvert dans une collection adulte. Seule indice, la référence à la loi de 1949 et une citation de Wired sur la quatrième de couverture. Rien à dire à cela, c'est typiquement le genre de roman "pour jeune adulte" qui va plaire de 15 à 115 ans! Du moins si l'on est pas trop regardant sur le style un peu plat. C'est mon seul regret d'ailleurs. Je ne sais guère si cela est du à la traduction, à la volonté d'adopter un style d'écriture simple et facile, ou au style de l'auteur, mais j'ai trouvé que l'écriture ne servait pas suffisamment l'histoire racontée. Il y manque un petit brin de folie qui irait parfaitement avec les aventures de Zanna et Deeba. Et je n'ai pas toujours été convaincue par les jeux de mots et autres anagrammes qui rythment les pages. Ceci étant dit, si cela m'a chagrinée pendant quelques pages, j'ai bien vite mis mes réticences de côté pour partir avec enthousiasme à la découverte de Lombres!
C'est qu'il est passionnant cet univers, délirant juste comme j'aime. Il est pourvu d'un Anti-Sol, un espèce de beignet dont le trou correspondrait au morceau qui s'est détaché et éclaire Londres, les girafes y sont des prédateurs, les fantômes tiennent registre, les mots peuvent y prendre vie... Quelque part, tout au long, China Miéville parle du pouvoir des mots et des histoires. Un de mes passages préféré se passe dans le royaume de M. Parroll, un despote qui créé des créatures à chaque mot qu'il prononce et qui les tient sous sa coupe puisqu'il leur donne sens. Avide de connaître de nouveaux mots pour obtenir de nouveaux sujets, il va perdre le contrôle de ses créations. Parce qu'on n'est jamais maître du sens des mots... J'ai aussi beaucoup aimé Obaday, le couturier qui habille ses clients avec des pages et des pages de romans! Et les bibiothécaires de l'extrême, qui risquent tout pour rapporter à leurs usagers les livres demandés et qui délivrent les livres... Allez savoir pourquoi, j'ai adoré ce concept! Et il y a le Smog, avide de tout brûler pour absorber avec la fumée tout le savoir du monde et devenir maître de tout! Il brûle le Smog, les gens, les maisons... Et par-dessus tout, il rêve de brûler le Puit Lettré. Tout le récit est sous-tendu par des inventions, des aventures qui soulignent l'importance et le rôle fondamental de la connaissance et des mots. D'ailleurs, j'en avait oublié le Grimoire, recueil de prophétie qui parle, qui recherche lui-même dans son index et qui se révèle chatouilleux et irascible!
Rien qu'avec ça, il y avait la matière d'un roman attachants. Mais ce n'est pas tout ce que l'on trouve dans Lombres. China Miéville a aussi choisi de prendre le contre-pied de toutes les histoires d'élu et de prophétie qui sont légion depuis quelques années. Certes, Zanna est la Schwazzy, mais ce n'est pas l'héroïne de l'histoire. C'est Deeba qui va tout prendre en main, et notamment la destinée de Lombres. De déductions en déductions, elle comprend le terrible danger que court la ville et part à la rescousse de ses amis, devenant au fil de ses aventures la Pas-Schwazzy qui va quand même sauver le monde! Au grand dam du Grimoire qui va se rendre compte qu'il y a quelque chose qui cloche dans ses prophéties! J'ai adoré cette idée et le personnage de Deeba, pas toujours courageuse, parfois un peu pleurnicharde, mais fermement décidée à tout faire pour sauver Lombres malgré la bande bizarre qui lui colle aux basques. Être une héroïne aidée d'un demi-fantôme, de quelques mots incarnés et d'un aventurier pour le moins volatile n'est pas une sinécure!
On peut aussi lire Lombres comme un roman écologique. Tout le monde admettra que c'est facile: une anti-ville où vont s'échouer tous les objets cassés et abimés, lesquels servent de nouveau comme matériel de construction par exemple, ou deviennent étrangement vivants! Quand au Smog, le grand méchant de toute cette histoire, il est composé de toutes les émanations toxiques de notre monde: gaz d'échappement, fumées d'usines... Et avide d'étouffer Lombres après avoir échoué à prendre le pouvoir à Londres au 19e siècle. C'est un ennemi terrifiant: rampant, rusé, et aidé par tous ceux qui voient un intérêt à s'allier avec lui et à produire toujours plus de fumée et de gaz sans se rendre compte qu'ils seront perdant à l'arrivée puisque le Smog ne se contrôle pas...
Au final, Lombres est un roman qui malgré de petits défauts, attrape son lecteur et ne le relache qu'une fois arrivé au bout de son histoire! C'est souvent drôle, parfois effrayant, en tout cas intelligent et intéressant, riche d'idées, et émaillé d'illustrations que j'ai personnellement trouvé réussies.
Pour la petite histoire, c'est le premier roman pour la jeunesse de cet auteur qui a été primé plusieurs fois pour ses romans adultes. Que je vais bien entendu maintenant lorgner d'un oeil intéressé, pour ne pas dire concupiscent.
Miéville, China, Lombres, Au Diable Vauvert, 2009, 4/5