Au cours d'un voyage qui l'a mené à Belgrade, Kaboul, en Turquie, au Pakistan, en Inde et en bien d'autres endroits, Nicolas Bouvier aboutit au Japon où il va rester une année, vivant de sa plume, explorant le pays où il reviendra quelques années plus tard avec son épouse et ses enfants. De ces expériences sont nées ses chroniques japonaises publiées en 1970, un des monuments de la littérature de voyage.
Et dire que j'ai attendu si longtemps pour découvrir la plume merveilleuse de Nicolas Bouvier, le regard aigu, respectueux mais lucide qu'il porte sur un pays étranger au sein duquel il s'immerge autant que le peut un gaijin. Au fil de ses chroniques, il offre à son lecteur occidental l'histoire, et le portrait d'un pays qu'il juge méconnu, et qui l'était sans doute dans les années 1960, caché qu'il pouvait être derrière les clichés sur les "petits hommes jaunes et cruels", les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et le déchaînement atomique. Encore qu'on peut se demander aujourd'hui s'il n'est pas encore mieux caché derrière la japan mania qui agite les pays occidentaux...
Pour cela il remonte aux origines,aux récits mythologiques, aux premières pages de l'histoire agitée de l'archipel, aux collisions et mélanges entre religions et cultures, il raconte la vie quotidienne des plus humbles qu'il partage, le Nô, les traditions populaires dans les campagnes, l'infinie diversité des paysages. Il confronte aussi le Japon des années 1950 qu'il découvre, et celui des années 1960 qu'il retrouve et qui déjà annonce le poids lourd économique. Et tout cela sans jamais sombrer dans le didactisme ou l'arrogance de croire livrer un savoir, toujours avec une pointe d'humour.
Car les Chroniques japonaises sont avant tout le magnifique témoignage d'un voyageur, de celui qui se confronte à une culture autre, qui ose débarquer dans un pays dont il maîtrise à peine la langue et ouvrir grand ses yeux et son esprit à ce qu'il y découvre. Il y a le vécu de l'homme qui a été et est resté l'étranger, mais qui jette un regard ironique encore que non dépourvu de tendresse sur ces touristes qui veulent comprendre l'âme d'un pays en quelques jours et la ramener en bouteille chez eux, lui qui sait trop bien à quel point la complexité de ce pays empêche même celui qui s'y est immergé de le comprendre. Sa manière de raconter son expérience, avec pudeur, mais lucidité et courage laisse aperçevoir la rare intelligence de cet homme, sa capacité hors du commun à s'ouvrir à l'autre et à laisser autant que faire ce peut tout jugement, tout préjugé pour aller à la rencontre de l'autre. Car finalement, ce sont des rencontres qu'il raconte, rencontres avec des hommes et des femmes, rencontre avec un pays qui lui permettent d'en dresser à sa manière un portrait sensible et qui donne envie de partir comme lui, en oubliant tout ce que l'on croit savoir.
Un billet ici, Fée carabine en parle.
Bouvier, Nicolas, Chroniques japonaises, Payot, 2001, 227p., 5/5
Nicolas Bouvier est décédé en 1998.