L'encre du voyageur, c'est l'encre répandue au fil des pages par tous ceux qui ont pris la mer, la route, les airs un jour pour partir à la découverte du monde. Car "Un voyage n'est que de l'encre. Toute exploration est le souvenir d'un ancien manuscrit." Ce qui n'empêche pas d'ajouter sa propre encre à celle qui a déjà coulé.
Si Gilles Lapouge brouille avec malice les pistes dans L'encre du voyageur, on s'aperçoit vite à parcourir sa biographie qu'il a effectivement gagné ses galons dans cet univers de plumitifs baroudeurs en tout genre. Et comme de toute manière il disserte avec talent sur le voyage, les découvertes et lui-même, on se laisse happer au fil de ces chroniques qui entraînent sur les traces des grands explorateurs, sur les îles nombril du monde, au coeur de la lumière changeante de l'Europe. Mais attention, il ne s'agit pas de chroniques de voyage. C'est à la réflexion que Gilles Lapouge invite son lecteur, réflexion sur ce que sa géographie a fait de l'Europe, réflexion sur les curiosités du temps, réflexion sur cette tendance qu'ont les hommes à jeter sur le papier toutes leurs expériences et à construire un savoir livresque qu'il faut dépasser pour atteindre peut-être pas à l'essence, mais en tout cas à ce que sont les choses et les lieux derrière ce que l'on a dit d'eux. Et que l'on soit d'accord ou pas avec ce qu'il écrit, c'est le plus souvent passionnant.
L'encre du voyageur se picore doucement, chronique après chronique. D'ailleurs aucune obligation de lire dans l'ordre ses chapitres puisqu'il s'agit de textes écrits indépendamment les uns des autres. Ce qui m'amène d'ailleurs au seul bémol en ce qui me concerne: à ne pas avoir su ce qu'était cette juxtaposition de textes, je me suis parfois agaçée d'informations redondantes, de redites. Qui n'en étaient pas. J'ai avalé le tout d'un coup quand il aurait fallu que je traîne, que je saute des pages pour mieux y revenir. Pour le reste, certains passages sont de vrais beaux moments de grâce qui m'ont ouvert au souvenir. Et à l'envie de voyager.
Quelques extraits pour ouvrir l'appétit:
"C'est pourquoi il faut croire Giono: les lumières se baladent. Elles nous débitent, année après année, des pays provisoires. Non seulement elles magnifient nos randonnées mais elles sont elle-mêmes un grand voyage, et sans fin et sans commencement. Les neiges et les brouillards de décembre, les incendies de l'automne et ses obscurités, les bûchers du mois d'août, chaque frisson du ciel et de l'eau remodèlent nos cosmographies et nous font passer de hautes frontières. Si on est habile, on peut faire le tour du monde sans bouger de son jardin. Il suffit d'observer, chaque matin, chaque midi et chaque minuit, les lumières de l'Europe, les belles lumières nomades de la belle Europe."
"Karl Kraus a raison. On ne marche jamais que dans une bibliothèque et le bout du monde est un incunable. Toute pérégrination est livresque de part en part, avant le départ, pendant le périple et après le retour au pays natal, au miment délicieux du porte-plume."
"Toutes les îles sont seules au monde"
"L'anniversaire est à la charnière de ces deux modèles de temps. Il en assure la suture. Il les combine. Là s'exprime son génie. Son étoffe est faite de laines et de soies de toutes les couleurs. C'est ce qui lui donne ses moires et sa déduction, ses compléxités, ses ambivalences et ses paradoxes. Chargé de gérer à la fois ces deux modèles de temps, il se contredit sans vergogne. Il nous enseigne que le présent n'existe que pour mourir, et qu'il renaît cependant au moment qu'on croit qu'il expire. Dans les étranges cérémonies qu'il p'éside, la mémoire et l'oubli cessent d'être incompatibles? Toutes les choses, toujours, se reproduisent et pourtant chaque seconde est."
Lapouge, Gilles, L'encre du voyageur, Albin Michel, 2007, 259p., 3.5/5