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Littératures anglo-saxonnes - Page 19

  • Les belles choses que porte le ciel

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    Encore adolescent Sépha a quitté l’Ethiopie. Bien des années plus tard, il tient une petite épicerie dans une banlieue pauvre de Washington. Entre son oncle, ses amis il tente vaille que vaille de survivre et de se reconstruire. Mais les temps changent, et le quartier voit arriver peu à peu des familles plus aisées. C’est ainsi qu’entrent dans la vie de Sépha Judith la blanche et sa petite fille métisse Naomi. Entre l’homme blessé et l’enfant va naître une amitié étrange, fragile et destructrice.
     
    C’est un roman que je voulais lire depuis un certain temps déjà. Les critiques que j’avais pu lire à son sujet, les présentations passionnées des libraires m’avaient plus que convaincue. J’oscillais donc entre la volonté de ne pas augmenter ma PAL et une envie croissante ! Finalement l’honneur est sauf puisque j’ai pu emprunter l’ouvrage incriminé en bibliothèque ! Enfin, l’honneur est sauf… Maintenant que je l’ai lu, j’ai la ferme intention de lui faire intégrer ma bibliothèque personnelle ! Qu'Emeraude me pardonne, ce n'est pas encore une lecture légère!
     
    Dinaw Mengestu réussit là un très beau premier roman, maîtrisé, mature, profond.
    C’est l’exil et le déracinement qui sont au cœur de son œuvre.
    « De fait, je n’étais pas venu en Amérique pour trouver une vie meilleure. J’étais arrivé en courant et en hurlant avec les fantômes d’une ancienne vie attachée à mon dos. Mon objectif, depuis lors, avait toujours été simple : durer, sans être remarqué, jour après jour, et ne plus faire de mal à qui que ce soit. »
    A travers ses personnages Dinaw Mengestu montre sans didactisme, sans lourdeurs que les noirs américains forment une communauté diverse, que ceux que nous réunissons sous une même dénomination, par facilité sont comme le continent dont ils sont originaires : divers. Sépha est éthiopien, ses amis son congolais kenyans. D’autres dans le quartier sont descendants d’esclaves, d’autres encore viennent d’autres pays d’Afrique. Tous essaient de survivre, de gagner une place, et de vivre entre le souvenir du pays, les traditions et ce grand pays qui les accueille sans pour autant leur faire de cadeau.
    En écoutant Sépha dérouler ses souvenirs, on découvre toutes les phases par lesquelles passe un immigrant : le déni, la volonté de croire en un retour possible, l’acceptation et l’espoir d’une vie nouvelle et peut-être meilleure, l’acceptation et la déception, l’acceptation et l’amertume. L’isolement aussi de celui qui a choisit de tracer son chemin hors de la communauté reconstituée. « La vie, ici, est aussi proche que possible de la vie au pays, ce qui est précisément la raison pour laquelle je suis parti au bout de deux ans et celle pour laquelle mon oncle est resté. » Entre un monde idéalisé et autarcique et la confrontation entre le monde extérieur, deux choix de vie, deux échecs finalement. Comment ne pas se perdre quand on a perdu tout ce que l’on connaissait ? Comment retrouver du sens ?
    « Que disait toujours mon père, déjà ? Qu’un oiseau coincé entre deux branches se fait mordre les ailes. Père, j’aimerais ajouter mon propre adage à ta liste : un homme coincé entre deux monde vit et meurt seul. Cela fait assez longtemps que je vis ainsi, en suspension. »
    Ces questions, Dinaw Mengestu n’y répond pas. Il se contente de montrer Sépha se débattre dans ses contradictions, ses espoirs déçus et ses souvenirs. Et les amis de Sépha faire de même et tenter de se détacher d’un monde qui vire à l’absurde.
    «  Tout est magnifique avec toi.
    -         Pas tout.
    -         Mais presque tout, bordel.
    -         Il suffit d’avoir la bonne perspective.
    -         Qui est ?
    -         L’indifférence. Il faut que tu saches que rien de tout cela ne va durer. Et après, il faut t’en foutre.
    -         Et après, le monde devient magnifique ?
    -         Non, il devient ridicule. Ce qui est assez proche pour moi. »
     
    Lorsque Sépha croise le chemin de Judith et Naomi, c’est pour lui l’espoir d’un lien possible, l’espoir de briser la solitude, de s’attacher enfin. Un espoir insensé tant le fossé qui le sépare d’elles deux est profond. Un bref moment de bonheur, de répit avant que le monde ne les rattrape tous les trois
    Une Amérique qui peine à faire se côtoyer riches et pauvres, où les tensions sociales, raciales, la méfiance mènent aux drames. Où si l’on sort un jour de l’enfer, comme Dante à qui est dû le titre du roman, on découvre les belles choses que porte le ciel sans toujours pouvoir les atteindre.
     
    On découvre aussi le drame d’un continent déchiré : Sépha et ses deux mais ont un jeu cruel autour des dictateurs et des coups d’Etat, un jeu qui dure encore et toujours tant sa matière semble inépuisable et inépuisable les morts et le sang qui coule. Tous ont eu leur lot d’horreur et de drame, mais plutôt que d’en parler, ils discutent des heures durant des secousses politiques qui agitent l’Afrique. « Nous avions toujours été plus à l’aise avec les tragédies du monde qu’avec les autres. Coups d’Etat, enfants soldats, famines, tout cela faisant partie du même lot de chagrins permanents que nous évoquions sans cesse, afin d’éviter nos propres frustrations et les déceptions causées par la vie. »
     
    C’est un roman au contenu tellement riche que je n’ai même plus envie de parler des quelques petites choses qui m’ont dérangées… Si peu de choses comparé à la qualité du récit : l’alternance temporelle un peu difficile à suivre, quelques petites longueurs. Une belle lecture qui m’a touchée par ses personnages pétris de contradictions, vivant entre deux mondes et incapables d’en sortir.

    Dinaw Mengestu, Les belles choses que porte le ciel, Albin Michel, 2007, 303 p.
  • Zoli

     

    Née en Tchécoslovaquie dans les années 20, la petite Zoli va connaître un destin extraordinaire. Elle grandit dans une communauté tzigane encore nomade, vivant selon des traditions ancestrales. Ayant appris à lire et à écrire dans un communauté qui se méfie du papier, chanteuse et poète, elle va devenir l’égérie du parti communiste, précipiter à son insu la sédentarisation forcée de son peuple, aimer un gadjo, être trahie par lui, être bannie par son peuple, connaître l’exil avant que d’atteindre à l’amour et l’apaisement.
     
    Zoli est un magnifique portrait de femme libre, indépendante, et pourtant enfermée dans l’amour qu’elle porte à son peuple, dans des traditions et des lois dont elle a besoin pour respirer et que pourtant, elle transgresse. Elle va tout supporter pour apprendre à lire et à écrire : la méfiance des siens, les quolibets à l’école, les préjugés des instituteurs. Mais elle va aussi se marier selon les traditions, voyager avec les siens. Elle suit en cela un grand-père communiste qui transporte dans sa poche Le Capital caché sous la couverture d’un missel et dont la roulotte est décorée par un portrait de Lénine soigneusement dissimulé sous la Vierge Marie. Celui-ci est un personnage extraordinaire, brut de décoffrage, plein d’humour, de philosophie, de force. Il lui en faut d’ailleurs pour survivre dans une Europe de l’Est en proie au démon du fascisme puis à l’invasion des armées nazies.
    Le grand talent de Colum McCann est de faire vivre ses personnages principaux, mais aussi ses personnages secondaires. Avec son écriture sobre mais sensuelle, il fait passer une foule d’émotions, d’odeurs, de sons, d’images.
    Il décrit avec talent un peuple qui fait peur. Ces tziganes que l’on perçoit comme voleurs, sales, rusés ont une culture complexe, riche, des us et des coutumes incompréhensibles pour les gadjé et les sédentaires. L’enfance de Zoli, sa vie de femme mariée donnent des pages d’une intensité folle. Et surtout, elle montre l’impasse où se trouve ce peuple. A la fois nomade dans l’âme, farouchement libre, mais poussé à la sédentarisation, aux démons de la modernité et aux idées des bonnes âmes. Un peuple en butte à un monde qui le refuse et le hait, sans doute pour la liberté qu’il prend même quand on la lui refuse. Un peuple qui, quand il ne le hait pas, ne le comprend pas. Le point de vue de Stephen Swann que l’on suit pendant toute une partie le montre bien. La diversité culturelle, l’ouverture à l’autre n’est pas chose si facile, et elle peut difficilement être imposée. L’échec du parti communiste en est la preuve : il a tenté d’intégrer le peuple tzigane mais en lui faisant perdre son âme et sans que la manière dont il est considéré soit réellement changée. D’ailleurs, la situation actuelle des tziganes n’a pas tant changé. A la différence que c’est le peuple tzigane, ou une partie du peuple tzigane qui cherche à affirmer politiquement, artistiquement et socialement son existence, à s’intégrer sans s’acculturer. Une autre reste dans une misère noire.
    Pourtant, tout n’est pas noir dans ce monde. S’il y a la haine, il y a aussi la bonté de gens rencontrés au passage, l’amour de certains, un amour qui n’est pas destructeur comme celui de Swann pour Zoli. Et la bêtise est présente des deux côtés. McCann ne donne pas dans l’angélisme.
     
    « Je n’arrive pas à expliquer pourquoi, si nombreux, ils nous ont détestés avec tant de ferveur et pendant tant d’années. Et si j’y arrivais, ça leur rendrait les choses encore bien trop facile. Ils nous font taire en nous coupant la langue, ensuite ils viennent nous demander les réponses. Ils refusent de penser par eux-mêmes, et ils méprisent ceux qui ont des idées. Ils ne se sentent bien qu’avec un fouet au-dessus de la tête et, la plupart du temps, notre arme la plus dangereuse n’est qu’une chanson. Je suis pleine du souvenir de ceux qui ont vécu et de ceux qui sont morts. Nous avons aussi nos couillons et nos démons, chonorroeja mais la haine des autres, autour et partout nous rassemble. Montre-moi un seul coin de terre dont nous ne sommes pas partis, d’où nous ne partirons pas, un seul endroit qu’il n’a pas fallu éviter. Si j’ai maudit beaucoup des nôtres, nos supercheries, notre double langage, ma propre vanité et ma propre bêtise, le pire d’entre nous ne s’est jamais retrouvé avec les pires d’entre eux. Ils nous appellent leurs ennemis pour n’avoir pas à se regarder. Ils retirent la liberté de l’un pour la donner à l’autre. Ils transforment la justice en vengeance mais continuent à l’appeler justice. On attend de nous qu’on lise l’avenir, ou du moins qu’on lui vide les poches. Ils nous rasent la tête, nous traitent de voleurs, de menteurs, d’ordures, et nous demandent ensuite pourquoi in ne ferait pas comme eux. »
     
    Ce qui est aussi magnifique dans ce roman, c’est l’amour des mots, de la musique, de la musique des mots mis les uns après les autres, avec les autres. Zoli écrit comme elle respire, comme elle chante. La musique est sa vie, celle de son peuple. J’ai eu envie de réécouter des chants tziganes après les dernières lignes époustouflantes que nous offre Colum McCann.
    On peut reprocher quelques longueurs à ce roman, mais il donne envie de mieux connaître les tziganes et leur situation aujourd’hui.
     

    Colum McCann, Zoli, Belfond, 2007, 328 p.

     

  • Desperate, really desperate housewives

     



    Les femmes d’Arlington Park ont en apparence tout pour être heureuses. Maris, enfants, maisons… Et pourtant… Pourtant la frustration, l’envie, le désespoir, la jalousie et la dépression règnent en maîtres derrières les sourires. Juliet Randall, Maisie Carrington, Amanda Clapp, Solly Keir-Leigh ont toutes le sentiment d’être passées à côté de leur vie. Rachel Cusk raconte 24 heures de leur vie quotidienne, de leur enfer quotidien, 24 heures au cours desquelles l’inanité et le non-sens de leurs existences leur saute au visage.
     
    J’ai abordé ce roman de la rentrée littéraire avec les a priori dictés par ce que j’en avais entendu dire et les critiques que j’avais lues. Un Desperate Housewives dans la banlieue londonienne. Je comprends mieux après lecture l’énervement de l’auteur lorsqu’on qualifie son roman ainsi. Rien de la série télévisée ici. Pas d’humour, pas de situations rocambolesques, pas de gaffes. Rien que le glauque, le sordide du quotidien.
     
    J’ai trouvé la construction de la journée assez intéressante. On commence à suivre à la fin d’une soirée, on les quitte à la fin d’une autre. Entre temps, nous aurons découvert Arlington Park. D’entrée de jeu, l’auteur donne le ton. Il n’y aura pas grand-chose de rose : une banlieue endormie sous la pluie, des détritus dans un caniveau, la pluie qui tombe sur des humains qui s’agitent. Quelques pages qui dressent le portrait d’une prison sans barreaux, impression renforcée par le chapitre qui coupe le roman en deux. Décrivant le parc d’Arlington Park en fin d’après-midi, il confirme tout ce que l’on pouvait avoir appris sur ce lieu et sur les personnages qui le peuplent. Le malaise s’installe progressivement, lentement, mais sûrement.
    C’est avant tout le portrait de femmes qui se sentent enfermées dans la vie qu’elles mènent entre mari et enfants. Des femmes qui avaient un avenir prometteur avant de se marier. Des femmes qui ont le sentiment de se mouvoir dans un monde irréel, dans la ouate d’un confort qui les aliène. Le regard qu’elles portent sur ce monde qui est le leur est empreint de dégoût, de noirceur. Le regard qu’elles portent les unes sur les autres est empreint d’une dureté folle, de jalousie, d’incompréhension, de fiel. L’amertume et l’aigreur dont elles font preuve soulèvent le cœur par moment. Petites vengeances contre les amies et les maris, remarques blessantes, elles n’épargnent rien ni personnes, surtout elles-mêmes dans leurs moments de lucidités.
    Mais le pire est sans doute que tout en étant conscientes de leur prison, elles sont incapables d’en sortir, incapable de se révolter autrement qu’en passant, finissant par se convaincre elles-mêmes que la vie qu’elles mènent n’est pas si mal que ça.
    Leur vie les empêche de voir la beauté du monde qui les entoure, malgré quelques moments de grâce. Tout y passe.
     
    C’est aussi le portrait au vitriol d’une classe moyenne et d’une classe supérieure contente d’elle, imbue de sa situation et de ses privilèges.
     
    C’est très bon, bien écrit, bien construit. On reste un peu trop en surface parfois. C'est en tout cas définitivement très mauvais pour le moral. J’en avais l’estomac retourné par moment, et j’en suis ressortie avec la ferme intention de ne jamais prendre mari ni avoir d’enfants ! J’ai eu un peu de mal à le terminer du coup. Mais c’est sans aucun doute un coup de poing.
    A posteriori (une bonne semaine de réflexion tout de même), je me rends compte que le tout était un tantinet agaçant ! Trop de noirceur, un regard trop pessimiste sur la nature humaine. Il semble un peu à  la  « mode » de dénoncer maternité, et vie de famille comme une pure aliénation… Je n'ai pas l'expérience nécessaire pour donner un avis circonstancié sur la vie d'une mère, et a fortiori d'une mère au foyer, mais si c'était si terrible que ça, il n'y aurait vraiment aucune femme heureuse... Ce qui me paraît un tantinet outrancier! Mais c'est vrai que Rachel Cusk décrit aussi une autre manière de vivre la féminité et la maternité à travers un personnage particulier... Je n'en dirait pas plus!

    Extraits:
     
    « Elle se demanda si les livres qu’elle aimait la consolaient précisément parce qu’ils étaient les manifestations de son propre isolement. Ils étaient pareils à de petites lumières sur une étendue déserte, une lande : de loin ils semblaient serrés les uns contre les autres, innombrable, mais de près on voyait que des kilomètres et des kilomètres d’obscurité et de vide les séparait. »
     
    « Etait-ce cela que Juliet serait un jour ? Vide, entièrement déversée en Katherine, en Benedict et Barnaby ? Morte et pourtant vivante ? »
     
    « On se rend compte qu’on attend quelque chose, dit Juliet, qui n’arrivera jamais. La moitié du temps on ne sait même pas ce que c’est. On attend la prochaine étape. Puis, à la fin, on comprend qu’il n’y a pas de prochaine étape. Il n’y a rien de plus que ça. »
     
    « Elle vivait maintenant dans une sorte de boucle ou de circuit qui la faisait passer par les mêmes endroits et la ramenait sans cesse aux mêmes choses. »


    Clarabel en parle, Cathulu aussi.


    Rachel Cusk, Arlington Park, Editions de l'Olivier, 2007,

  • Maurice (non pas le poisson rouge)

     

    Depuis son adolescence, Maurice, jeune homme bien comme il faut de la bourgeoisie anglaise fait des rêves étranges. Sa nature mélancolique, confuse lui fait traverser le monde dans une espèce de brouillard. Pétris des convictions et des conventions de sa classe, il vit sans vraiment vivre. Jusqu’à ce qu’il rencontre Cliveà Cambridge. Maurice va alors entamer un long chemin vers la découverte de soi, l’acceptation de son homosexualité et la révolte contre une société qui écrase la différence.
     
    Maurice est un roman qui m’a littéralement happée. Dans cette chronique sociale des années 20, E.M. Forster traite de l’homosexualité avec une grande intelligence et une grande finesse. On frôle parfois un brin la caricature (ce qui est du sans doute à sa volonté d'entrecroiser les trajectoires des personnages), mais son regard sur la naissance d’un amour certes interdit, mais d’un amour reste plein d’humanité. 
    Ceci dit, le couple formé par Clive et Maurice, leur amour naissant puis mourant est surtout le prétexte à une étude sociale comme Forster sait les faire. Le sujet central du roman, outre l’homosexualité, est le poids des conventions sociales sur les êtres. J’ai trouvé intéressant le cheminement des personnages.
    Clive le libre-penseur, le premier à avoir admis sa différence, l’initiateur qui finalement se laisse rattraper par la société. Pris dans un carcan dont il a conscience, il y cède pourtant. D’ailleurs, on peut se demander dans quelle mesure il s’était libéré de ces carcans, tant son acceptation de son homosexualité restait intellectuelle et platonique. Il s’intègre, mais au prix de la perte de soi. Et son attitude n’est pas exempte de paradoxe. Le rejet qu’il risque par l’amour interdit qu’il porte à Maurice, il le reporte sur les femmes avec une misogynie hallucinante, représentative de l’époque mais exacerbée. Le politicien qu'il devient n'est que préjugés.
    Maurice, le bourgeois anglais type qui découvre la possibilité d’un amour entre homme, qui l’accepte et qui prend le risque de le vivre. Son cheminement n’est pas facile. On le suit dans ses atermoiements. Cela en fait un personnage vivant. Il n’est pas exempt de défaut. Il y a des pages où j’ai eu envie de le secouer ! Mais c’est ce qui le rend attachant. Dans sa confrontation aux normes, dans sa prise de conscience que le désir qu’il ressent peut être le seul moyen d’épanouissement pour lui quoiqu’en dise la société, il prend une dimension quasi héroïque tout en gardant ses défauts, ses faiblesses, et son humanité.
     Forster a de plus l’intelligence d’éviter le happy end ! Pas de drame, mais une fin qui laisse l’avenir des personnages en suspens. La lumière est faite sur la conquête de la liberté. Ce qui sera fait de cette liberté ne regarde plus que les personnages.
     
     
    L’autre chose que j’aime énormément chez Forster est son regard acéré sur la société dans laquelle il vit. Le tableau qu’il fait d’aristocrates et de bourgeois sclérosés dans leurs privilèges de classe, dans leur mépris pour les classes « inférieures » est d’une cruauté réjouissante. De petites phrases assassines en petites phrases assassines, Forster met en lumière leurs défauts, leurs renoncements, leurs lâchetés communes, leur médiocrité ! Et surtout, il n’épargne personne. Pas même lesdites classes « inférieures » dont il pointe tout autant les défauts !


    Bref un magnifique roman dont Forster a refusé la publication de son vivant par peur des conséquences.



    E.M. Forster, Maurice, 10/18, 2006, 279 p.
  • Les variations Goldberg

    Mon premier Nancy Huston est aussi son premier roman. Une coïncidence qui n'est cependant pour rien dans le plaisir que j'ai pris à lire cette oeuvre.

    Liliane Kulainn invite trente personnes à venir l'écouter jouer les Variations Goldberg au clavecin dans sa chambre. Trente personnes qu'elle aime, ou qu'elle a aimé. Trente personnes avec qui elle a envie de partager ce moment. Trente personnes qui vont avoir des manières bien différentes de vivre ce moment entre intimité et exhibition.

    En fait, on ne peut pas vraiment parler de roman. La quatrième de couverture parle de suite narrative, et c'est bien de cela dont il s'agit. Trente chapitres, chacun donnant le regard d'un invité sur cette soirée, sur ses relations avec la musicienne et ses proches. Trente chapitres qui peu à peu construisent un tableau. Un tableau aussi beau que l'oeuvre musicale qui l'inspire. La contrainte pour l'écrivain était sans doute forte. Et elle s'en tire avec plus que les honneurs. C'est brillant.

    J'ai beaucoup aimé le style de Nancy Huston, cette capacité à épouser la manière de s'exprimer de ses personnages sans que jamais le trait ne soit forcé, sans que jamais on ne se lasse. Je dois avouer que je me suis perdue parfois dans le grand nombre de personnages, que j'ai parfois eu du mal à me souvenir des liens familiaux ou d'amitié les unissant. J'ai aussi été un peu gênée au départ par des débuts et fins de chapitre un peu curieux (on entre dans la réflexion des personnages au détour d'une phrase et on la quitte au détour d'une autre), mais au final, emportée par la musique des mots. J'entendais en même temps résonner les notes de Jean-Sébastien Bach.

    En plus d'être beau, c'est intelligent. La finesse des propos, la confrontation de points de vue très différents sur un même objet la musique donne un résultat d'une intelligence rare et d'un intérêt qui ne faiblit pas. A chaque variation, une nouvelle manière de voir la vie, la musique, le monde.

    Avec peu, Nancy Huston dresse un portrait des relations humaines, des incompréhensions entre parents et enfants, entre amis, entre amants. C'est parfois terrible d'ailleurs, ces regards croisés qui dévoilent à quel point le fossé peut être profond. Et c'est terrible aussi ces malaises, ces désespoirs si bien cachés que même ceux qui devraient pouvoir les percevoir ne le peuvent pas. En même temps, les liens existent, et ils restent forts. On les voit se recréer au fil de la lecture, au fil de la compréhension qu'on en acquiert.

    On ne sait pas vraiment au final pourquoi Liliane offre ce concert. Peut-être pour se trouver elle-même, peut-être pour retrouver ce qu'elle a perdu. Peut-être pour faire de tous les fragments qui constituent sa personnalité un tout. Peut-être tout simplement pour avoir un moment de silence en dehors du temps et dans le temps. Temps qui passe au fil des variations qui s'enchaînent, et temps qui se suspens pendant que la musique prend forme. C'est un peu le cadeau que Liliane Kulainn fait à ses invités d'ailleurs. Un temps pour le silence, un temps pour s'écouter soi-même en même temps ou à la place d'écouter la musique, un temps pour la pensée ou l'absence de pensée.

    On finit quand même par comprendre un peu. Par comprendre la souffrance d'une femme qui a fait de la musique sa vie, mais qui n'est jamais parvenue à l'entendre, cette musique, occupée qu'elle était à en être le passeur. Par comprendre qu'entourée par ces gens, elle cherche et réussit enfin à entendre, à se trouver.

    Je sors de cette lecture enchantée, dans tous les sens de ce terme. Un peu de magie s'est glissée dans mon quotidien, et j'en remercie Mme Huston. Je voudrais pouvoir vous faire partager des morceaux de cet émerveillement, mais il y en a tant que j'ai été obligée de choisir au hasard. C'est une oeuvre que je prendrais plaisir à relire. En entier ou par fragment. Juste pour le plaisir d'en réentendre la petite musique.

    "La première note, rejointe par la deuxième, ls deux entrelacées dans l'air, les tenir, insinuer un arpège de la main gauche, laisser vibrer ensemble, enlever un doigt, l'accord est transformé, détissé petit à petit, le silence se reconstruit, redevient intégral. Qu'en savent-ils des pauses, des soupirs, des aspirations, des suspensions, de tout ce qui fait le souffle de la musique, son aire invisible? Rien. Ils ne savent rien de rien. Ils ne veulent rien en savoir. Donnez nous notre bruit quotidien."

    Nancy Huston, Les variations Goldberg, Babel, 1994, 249 p.