Quand Chéri rencontre Léa, il a tout juste vingt ans. Elle, a largement passé la quarantaine. Quand Chéri quitte Léa pour se marier, il a vingt-cinq ans, elle, cinquante, et plus rien ne va de soi, même pas la fin cette relation qu'ils croyaient sans conséquence...
C'est une drôle d'atmosphère qui règne dans Chéri, un peu surannée et poussiéreuse, mondaine et superficielle, à l'image de ces femmes vieillissantes dont Léa fait partie et qui chacune à leur manière, luttent contre l'âge. Au départ, il est presque difficile de s'intéresser au jeu amoureux de Fred et Léa: réveil, petit-déjeuner, caprices, baisers dans un univers qu'on imagine facilement rose bonbon... il ne semble pas y avoir grand chose à se mettre sous la dent. Jusqu'à ce que tout dérape: un repas familial, une joute orale et Colette commence à démonter les rouages de ce petit monde, avec une précision, une concision qui, si elles surprennent de prime abord, deviennent glaçantes.
Cheri est une histoire d'amour, mais c'est au-delà de cela, le portrait d'un milieu, celui des demi-mondaines, dans tout son sordide et sa violence. J'ai rarement lu des descriptions de repas et de thés, de rencontres qui atteignent sous les dehors les plus anodins une telle violence dans les rapports humain entre vieilles rancoeurs et anciennes rivalités, volonté de nuire toujours vivace. En quelques touches, quelques attitudes, quelques échanges, les personnages de ce théâtre s'esquissent et prennent vie: la vieille Mme Peloux et sa méchanceté, Edmée la pure, sa mère, jalouse de la beauté de sa fille,... La cruauté de cet univers, son absence totale de morale sous le vernis des apparences, sa vacuité, apparaît à chaque phrase. On en vient à prendre en pitié ces personnages qui pour certains sont ridicules, mais qui sont tous pathétiques et qui remplissent des vies oisives comme ils le peuvent, au risque de se détruire ou de détruire pour se sentir exister.
Léa a Fred, avec lequel elle joue les Promethée en le tirant de son destin d'enfant gâté qui court à sa perte à force de jeu, de drogues et d'alcool. Elle est encore belle, certaine de sa force et de sa séduction. Jusqu'à ce qu'elle se retrouve face à une inconnue: la douleur. On entre alors dans l'autre Chéri, celui de l'amour tragique qui met Léa face à elle-même et aux stigmates de l'âge qui arrive et qui l'exclut de fait du jeu amoureux, celui de Chéri qui réalise trop tard qu'il ne va pas être si simple d'oublier Léa. Le chemin qui les mène à leur drame est inéluctable et laisse le lecteur avec un goût d'amertume. Fred et Léa vivent un amour impossible. Impossible parce que quasi incestueux, impossible parce que socialement condamné, impossible parce que Chéri ne peut l'assumer. Colette décrit avec une rare finesse leurs atermoiements, l'obsession et le désir qui les poussent l'un vers l'autre sans aucun espoir de bonheur.
Une fois de plus Colette m'a attrapée dans ses rets. Pourtant les premières pages ne m'avaient guère convaincue, bercée que j'étais par un léger sentiment d'ennui, qui n'était finalement que celui du calme qui précède la tempête. C'est tout simplement du grand art.
Kali l'a lu, Rory aussi, et Pickwick (et d'autres, mais je suis paresseuse)!
Et je joue dans la catégorie "Auteur enterré à Paris"!
Colette, Chéri, Le livre de Poche, 2004, 185p., 5/5