Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • Maus

    Art Spiegelman, dessinateur et auteur américain underground décide de réaliser une bande dessinée sur la vie de son père, juif polonais qui a survécu à la déportation. Pendant de longs mois il va récouter le récit de ce vieil homme malade qui lui raconte la vie avant, les ghettos, son mariage heureux, la guerre et les camps de la mort, le miracle de sa survie et de celle de son épouse. L'occasion pour lui de commencer à se réconcilier avec l'histoire de sa famille et avec un père qu'il a tant de mal à comprendre.

    On pourrait se dire qu'il s'agit d'un énième récit sur la Shoah, d'une bande dessinée étrange et hermétique, d'un récit autobiographique pas très alléchant en noir et blanc et très stylisé. C'est loin, très loin d'être le cas. Si Maus est au premier abord une oeuvre dans laquelle il est difficile d'entrer, elle a tôt fait de vous prendre dans ses filets. Art Spilegelman a pris le parti de faire des personnages de son histoire des animaux: les juifs sont des souris, les nazis des chats, les polonais des cochons. Le choix de représenter les différentes nationalités ou "races" par des animaux m'a interrogées. L'image du chat et de la souris qui sous-tend l'oeuvre est évidente, celle du cochon également. Mais est-ce une manière de ramener les hommes aux archétypes raciaux qu'ils étaient devenus à cette époque par la faute des théories nazies? Est-ce une manière de se distancier de l'insoutenable et de venir à bout de cette histoire familiale qui a empoisonné sa vie?

    Maus n'est pas seulement l'histoire de la Shoah à travers la vie d'un individu. C'est aussi une réflexion sur ce que représente être l'enfant de survivants, sur la manière dont on peut appréhender et intégrer ces faits historiques qui ont marqué d'une empreinte indélébile les personnalités de ceux qui sont revenus des camps. Spiegelman raconte pourquoi et comment il en est venu à arracher à son père son histoire, comment il arbitre entre ce récit et l'image de ce vieil homme égoïste et avare qui lui gâche la vie. Comment il essaie d'intégrer cette histoire qui n'est pas la sienne mais qui définit tellement ce qu'il est au point de l'étouffer de la culpabilité d'être vivant quand les autres, comme son frère Richieu qu'il n'a jamais connu, sont morts dans ces conditions atroces.

     

    L'aller-retour entre le présent du fils et le passé du père rend permet d'appréhender l'après. Le plus frappant dans tout ça reste l'absence totale de mélodrame: le père raconte de manière factuelle cette période de sa vie, n'essaie jamais d'embellir son rôle. Il raconte simplement à son fils ce qu'il lui a fallu faire et abdiquer pour survivre aux années de guerre en étant juif polonais. La simplicité du récit rend d'autant plus fort l'impact des images, et des faits. C'est dense, lourd, difficile à lire et c'est bien, parce qu'on prend le temps de la lecture, de la compréhension et de la réflexion. On prend de plein fouet l'horreur. Voir l'histoire à travers des destins d'individus et pas à travers les parcours de héros ou des faits bruts la rend vivante, touchante, révoltante comme elle doit l'être sans rien obérer de la rigueur nécessaire à ce genre de récit. Parce que c'est arrivé à des gens comme vous et moi, avec leurs qualités et leurs défauts et qui ne demandaient qu'à vivre tranquillement.

     Un grand classique de la bande-dessinée, certes, mais aussi une lecture indispensable et salutaire et un grand moment de BD.

    L'article époustouflant de Céline,  la série de Catgirl, l'avis d'Emeraude.

     

    Art Spiegelman, Maus, t. 1 et 2, Flammarion, 1994 5/5

  • Pilule bleue

    peeters.jpg

     

    Frederik aime Cati, Cati aime Frederik. Mais Cati est séropositive, tout comme son petit garçon...

     Pilule bleue est un roman graphique extrêment touchant. Pas de morale, pas de pitié ni de sensiblerie larmoyante, juste la vie quotidienne d'un couple presque comme les autres: Cati a un petit garçon qu'il faut apprivoiser, il y a les voisins, les copains, le travail, et presque en plus, la maladie qui s'immisce dans les failles et qui rend cet amour plus profond et plus vrai. Parce qu'il y a la mort qui rode, Frederik et Cati le vivent avec intensité, bonheur et angoisse. Frederik, le narrateur, fait partager ses pensées, ses doutes, l'admiration profonde qu'il ressent pour cette femme qui lutte contre la peur et contre la mort, contre la culpabilité d'avoir transmis à son petit garçon la mort en même temps que la vie. On prend plaisir à le suivre quand il raconte la première rencontre, le coup de foudre qui n'est pas réciproque, la vie qui éloigne, la redécouverte de l'autre, l'amour qui naît de nouveau, l'aveu de la séropositivité et les questions qui suivent. Avec pudeur et dignité, il montre de quelle manière il est parvenu à accompagner Cati et son fils.

     Ses réflexions sur la vie, la mort, la maladie et le sens de l'amour sont d'autant plus percutantes qu'elles font partie d'un choix de vie qui est loin dêtre facile.

    C'est une belle histoire qui démythifie la séropositivité en douceur dans une veine autobiographique parfaitement maîtrisée. Peeters sait parler de ses interrogations, de ses doutes, de ses peurs et de la maladie qui guette avec humour et une certaine légéreté qui rappelle que les séropositifs sont des gens  qui ont droit au bonheur comme les autres. 

     Bravo monsieur Peeters pour cette oeuvre superbe, touchante et utile.

    L'avis de Laurent, de Cathe.

    Frederik Peeters, Pilule bleue, Atrabile, 2001, 200 p.

  • Le livre des théophanies

     

    " Théophanies.
    Le livre s'ouvre, et les hommes découvrent Dieu, et les dieux découvrent l'homme. Quoi de plus normal : le livre a toujours tenu une place de choix quand il s'agissait de rapprocher divin et humain. Et qui mieux qu'un auteur pour arbitrer cette rencontre.
    Au fil des textes qui composent ce recueil, laissez-vous guider par son créateur omnipotent. Sous les traits d'hommes, sous les traits de dieux, il y pliera la réalité pour qu'elle se glisse dans les empires virtuels, qu'elle se confonde dans les contrées oniriques.
    Huit nouvelles en forme de révélations où l'acte littéraire devient une manifestation du divin ô combien humaine !"

     

    Vous admettrez que c'est alléchant. Le bout des doigts picote, on a envie de feuilleter histoire de voir si le contenu est aussi bon que ce que laisse augurer la quatrième de couverture, de picorer dans les nouvelles. A raison puisque, je peux le dire en connaissance de cause, c'est aussi bon que ce que laisse augurer la quatrième de couverture.

    Huit nouvelles donc, dont quatre inédites, qui parlent de mythologie, qui jouent avec les mythes et les mêlent à la science-fiction, à la fantasy, au fantastique... Chaque nouvelle a une atmosphère qui lui est propre, mais toutes dégagent une poésie empreinte de violence et  de souffrance. Il y a de multiples thèmes qui sont abordés dans ces nouvelles, mais les plus importants sont à mon sens l'identité et l'acte créateur. La question de l'identité, on la trouve dans l'heure du maître, à travers une histoire d'amour et d'escalvage, dans Les Elytres du temps où un enfant shuilong élevé par des humains part à la découverte de son peuple, dans Ariane à Naxos. La question de l'acte créateur et de la responsabilité du créateur traverse La leçon de ténèbre, Le maître de céramique... La plume de Jonas Lenn, sa manière d'amener presque sur la pointe des pieds la magie, la technologie donnent à ses textes une grande force. D'ailleurs, j'aimerais développer plus, mais j'ai bien peur de spoiler et de gâcher le plaisir de la découverte!

    En tout cas j'ai parfois sourit, parfois frémit, parfois eu le coeur serré, mais jamais je ne me suis ennuyée. Je recommande fortement le voyage! C'est une bonne manière de découvrir les mauvais genres pour ceux qui n'en sont pas familiers, et une lecture très agréable pour ceux qui le sont!

     

    Vous pouvez lire ici des extraits de chaque nouvelle.

     

    Jonas Lenn, Le livre des théophanies, Griffe d'Encre, 2008, 200 p., 4/5

  • Le coeur cousu

    Frasuita Carasco a la réputation d'une magicienne, d'une sorcière dans son village du sud de l'Espagne. Sa beauté, son don qui donne la vie aux choses qu'elle coud et brode, son destin de femme trahie et bafouée par son époux, tout la destine à devenir une réprouvée. Jetée sur les routes avec ses enfants, elle va partir à la poursuite de ce que jamais plus elle ne pourra retrouver: l'amour.

    Autant ne pas maintenir le suspense trop longtemps, ceci est un de mes coups de coeur de l'année. Non pas que je sois d'une originalité folle, les billets élogieux ayant fleuris sur la toile, mais de fait, Le coeur cousu fait partie de ces romans qui vous happent et qui chantent longtemps dans la mémoire. Je le définis comme un roman, mais c'est plutôt un conte, un long conte cruel et acéré comme le sont le plus souvent les contes. Un de ceux dont les héros souffrent et ne trouvent pas nécessairement le bonheur. Un de ceux où la Mort prend le visage d'une jeune femme en robe rouge, où les dons sont les pires des malédictions et où les princes charmants apportent le malheur à celles qui ont la malchance d'en être aimées. Un conte foisonnant, où le merveilleux fait irruption au détour d'une ruelle ou dans les méandres d'une caverne.

    Pour moi, Le coeur cousu est avant tout une histoire de femme. C'est, paradoxalement pour un roman, un récit oral. Le style est certes très travaillé, trop parfois peut-être, mais tout tourne autour des traditions orales, des récits des conteuses et de ces histoires racontées dans les cuisines, de ces rites transmis de mère en fille. C'est sa mère qui va initier Frasquita à ses premières règles, en lui apprenant les prières et en lui donnant ce coffre qui, ouvert après neuf mois d'attente, lui révélera son don.Ce coffre, Frasquita le transmettra à ses filles, qui se le transmettront les unes aux autres. Et Soledad, la dernière, racontera l'histoire de sa mère, et en de cette famille. En écrivant, en racontant différemment et en éflechissant aussi sur l'histoire de sa mère, Soledad est celle qui rompt le fil de la tradition, qui tente de donner aux générations de femmes qui vont la suivre une liberté qu'elle même n'a pas connue. La liberté de celles sur qui ne pèsent pas des siècles d'histoires de femmes opprimées ou fortes. Elle apporte la liberté, mais aussi l'absence de cette magie, de cette solidarité qui la lie si fort à ses soeurs.

     C'est une histoire de femme par son personnage central même, Frasquita la solaire, toute de passion et de retenue, avide d'un amour que rien dans son milieu et dans son temps ne peut lui permettre d'obtenir sinon pour son malheur. Une histoire de femmes parce qu'elle dit aussi la difficulté d'aimer pour les femmes leurs époux, leurs amants et leurs fils et la force qu'il faut pour continuer malgré tout à vivre et à tracer sa route.

     Mais ce n'est pas tout. C'est aussi un roman sur la guerre, un roman sur la folie du jeu, un roman sur la figure paternelle, un roman sur la violence, un roman sur l'exil, un roman sur l'amour et la passion. J'ai aimé Anita et son Juan, capable d'attendre quinze années qu'une promesse soit accomplie pour qu'enfin leurs noces soient consommées, Martirio qui va aimer malgré sa peur d'apporter la mort, Clara le papillon attiré par la lumière, Salvador porté par un idéal qui le consume, Angela et le père André...

    Porté par la plume de l'auteur qui sait à merveille donner l'impression de respirer l'odeur du soleil et des oliviers, ressentir la morsure du sable et de la peur, on rit, on pleure et on frémit au récit des destins croisées de Frasquita et de ses filles et on se laisse emprisonner dans les méandres d'un conte d'une rare force.

    "Prisonnière de quelques pages blanches, j'ai davantage rêvé sa vie que la mienne. Je le sais, mais qu'importe. Ce qui devait être rêvé l'a été.

    La boîte ouverte le mois dernier ne m'appartient déjà plus. Demain, Martirio la remettra à Françoise, sa fille aîné pour que se perpétue la tradition. Il ne nous reste qu'une prière du dernier soir, les autres ont été perdues. Une dernière prière, un lien tenu entre nous et l'au-delà.

    L'envie me prend parfois de gaspiller ce sésame, de le dire aux quatre vents pour que les morts ne viennent plus jamais dévorer nos vies. Plus d'héritages. Plus de douleur. Plus d'échos dans nos âmes. Plus qu'un présent étale.

    N'est-ce pas la douleur de nos mères que nous nous léguons depuis la nuit des temps dans cette boîte en bois?"

    L'avis de Florinette, de Sylvie, de Fashion, Emeraude, Leaticia B, Clarabel, Dda, Yohan, Elfique,...

     Carole Martinez, Le coeur cousu, Gallimard, 2008, 5/5

  • Laver les ombres

     

     Léa danse, elle se perd entre sa compagnie dont elle fête les dix ans, les tournées et ses échecs amoureux. Sa mère, elle, au fond de la Bretagne, se tait. Elle tait comme elle l'a toujours fait les blessures d'un passé qui ronge, comme une lèpre, sa vie et celle de sa fille.

    Par ce silence, Romilda, la mère, a emplit d'un vide immense le coeur de sa fille. Si Léa danse, c'est parce qu'elle a peur du silence, peur de l'immobilité qui appelle la mort. Parce que bouger est le seul moyen de ne pas penser, de ne plus penser et d'écarter la souffrance. Léa danse pour fuir, mais aussi pour que son corps lui appartienne même si elle ne sait pas très bien pourquoi il lui faut cette maîtrise totale de son corps pour se sentir bien.

    "Danser c'est altérer le vide.

    Pourquoi inscrire un mouvement dans le rien? Elle voudrait tant pouvoir juste contempler et habiter simplement, sans bouger. Elle envie ceux qui le peuvent. Elle, elle n'y arrive pas.

    Elle est un mot étranger jeté dans une langue. Comme un mot tout seul jeté dans le silence. Elle se sent intruse. Depuis toute petite.

    Alors elle danse. Il faut qu'elle trace, avec son corps, les lignes qui permettent d'intégrer l'espace. Seule la beauté du mouvement peut la sauver.

    C'est sa façon de trouver place dans la vie."

     Mais en rencontrant Bruno, tout en immobilité, en le fuyant malgré l'amour profond qu'elle éprouve pour lui, elle comprend qu'il va falloir qu'elle aille chercher les origines de la peur qui habite les yeux de sa mère, de la violence contenue de cette italienne en exil qui a fait d'elle ce qu'elle est. C'est au coeur d'une tempête d'une rare violence que la parole va éclore.

    Jolie métaphore que celle de la tempête. Cette tempête est celle qui habite Léa et sa mère, qui les dévaste le temps d'une vie avant de les laisser enfin sereines, aptes à faire face au passé et au présent. C'est dans le cocon d'une cuisine qu'elles vont enfin se parler, se découvrir l'une l'autre, au chaud, alors que le vent détruit tout à l'extérieur.

    Comme dans Les demeurées, Jeanne Benameur explore les méandres des relations entre mère et fille, de la transmission. Léa et Romilda, l'une et l'autre brisées par un homme. Romilda a aimé passionnément, aimé jusqu'à se taire quand l'homme qui lui avait promis le mariage a vendu son corps au premier venu. Aimé au point de le suivre en France, de l'épouser et de donner le jour à son enfant. Romilda a aimé, mais n'a fait que survivre, habitée par la peur qu'un jour sa fille apprenne et la rejette. Une peur qu'elle lui a transmise en même temps que les gestes, la nécessité du mouvement, la fuite. Laver les ombres raconte le poison du secret, mais aussi l'amour inaltérable et immense qui peut unir une mère et sa fille.

    "Elle consacre.

    Son unique baptême, il est là.

    Elle se reconnaît fille de.

    Et cette femme-là, allongée, qui ose enfin parler, c'est sa mère."

    L'écriture syncopée,  sèche de l'auteur traduit à merveille l'étouffement, la peur et la douleur rentrée. La difficulté de mettre en mot la souffrance, de parler. C'est violent, moralement, et physiquement aussi, mais très beau. On lit presque sans respirer ce texte. La narration qui alterne le présent de Léa perdue dans ses souvenirs et le passé de Romilda distille petit à petit l'horreur, la compréhension des noeuds noués dans cette famille.

     Laver les ombres, en photographie, c'est amener des visages à la lumière. Là, c'est passer à l'âge adulte en regardant en pleine lumière ceux qui nous entourent. Quand Romilda met enfin des mots sur son passé, Léa quitte l'enfance, apprend, à défaut de comprendre, que son père, comme sa mère ont été des individus avec leurs noirceurs, leurs naïvetés, et la complexité d'un amour.

    C'est beau, poignant, étouffant, très juste aussi.

    "Aimer c'est juste accorder la lumière à la solitude.

    Et c'est immense."

     L'avis de Lily, Adlitteram, Sylire, BellesahiYohan,...

     

    Jeanne Benameur, Laver les ombres, Actes Sud, 2008 4/5