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shoah

  • Jan Karski

    Fichier:Jan Karski.jpg

     

    "A plusieurs reprises, la caméra s'approche du visage de Jan Karski. Sa bouche parle, on entend sa voix, mais ce sont ses yeux qui savent. Le témoin, est-ce celui qui parle?. C'est d'abord celui qui a vu. Les yeux exorbités de Jan Karski, en gros plan, dans Shoah, vous regardent à travers le temps. Ils ont vu, et maintenant, c'est vous qu'ils regardent."

     Jan Karski, ésistant polonais de la première heure pendant la Seconde guerre mondiale, courrier de l'Armée de l'Intérieure, témoin de l'extermination du peuple juif en Pologne. Yannick Haenel a choisit dans son nouveau roman de revenir sur la vie et le témoignage de cet homme exceptionnel. Encore qu'il est presque difficile de parler de roman: Haenel mélange les genres pour donner au final une oeuvre à la construction brillante, et au fonds passionnant.

    Parlons un peu de la construction: il ne d'agit à aucun moment de raconter la vie de Karski de manière romancée. On ne part pas du point A pour arriver à un point B. D'entrée de jeu, c'est le témoignage, la période spécifique de la guerre qui est au centre du propos. Le premier chapitre est basé sur le témoignage de Karski dans le film de Claude Lanzmann, Shoah. Haenel décrit ce témoignage, cite Karski, commente et réfléchit sur le sens de ce témoignage. On passe de l'image à l'écrit. Le deuxième chapitre, lui, se base sur le livre de Karski publié en 1944 (Story of a secret state), livre dans lequel il raconte son expérience de la résistante et tente une nouvelle fois de faire passer ce témoignage dont il a été chargé. C'est une sorte de résumé, mais un résumé commenté, qui recoupe par bien des points le contenu du premier chapitre et qui ressemblerait presque à un récit d'aventure palpitant et passionnant si ce n'était la froideur de la plume. Ce n'est que dans le troisième chapitre que Karski prend la parole. Ou plutôt, que l'écrivain s'empare du personnage historique pour lui donner une vois qui n'est plus celle de Shoah, et plus celle de Story of a secret state. C'est l'homme qui parle et qui raconte la difficulté d'être le témoin de l'inconcevable, la souffrance de ne pouvoir être entendu, la rage et le désespoir qui l'habitent pendant des années, et la vie qui revient petit à petit sans que l'oubli soit possible. Cette voix est intense, presque tragique, en tout cas, elle touche  profondément et laisse l'estomac noué.

    Trois chapitre dont le fonds est le même mais qui ne sont jamais redondants et qui interrogent tous, à leur manière, sur le statut du témoin, sur le moment où le messager devient témoin. Car c'est ce qui arrive à Karski: d'abord il est le messager de l'horreur. L'homme qui a visité deux fois le ghetto de Varsovie, qui a visité un camps. Celui que les dirigeants juifs polonais ont chargé d'un message pour les alliés. Puis, face à la surdité et l'incrédulité des alliés, il s'est petit à petit transformé en témoin, pour le devenir pleinement après la libération des camps. Or, ce statut de témoin, Karski va l'assumer, puis le rejeter, pour y revenir parce que l'oubli est impossible et qu'il était finalement le gardien de la mémoire, de la parole de ces hommes menés à la mort. Dans ce troisième chapitre, Haenel fait parler Karski de ce qu'il a vu, mais surtout de ce que ce message porté si longtemps a fait de lui, des réflexions que ce message et l'impossibilité de le faire entendre ont fait naître.

    C'est un chapitre qui peut prêter à la polémique sans doute. Il y a ce qui est avéré, ce que Karski a dit, et ce qu'on lui fait dire de la responsabilité des Alliés, de la responsabilité du monde, du Mal et de la rupture que représente la Shoah pour l'humanité. Jusuq'à quel point Karski a-t-il pu penser cela?

    Mais est-ce vraiment important de savoir dans quelle mesure le romancier a rendu avec fidélité la pensée de Karski? Ce n'est finalement pas son travail. Il ne fait pas oeuvre d'historien et ne prétend pas le faire sauf erreur de ma part. Il a fait de Karski un être de fiction porteur d'un message et d'une pensée. Haenel fait de la littérature et donne à entendre la rage et la détresse d'un homme qui affirme ce qui est son intime conviction. Cela dit, le fonds du roman interroge le rôle du roman quand il s'empare de faits historiques aussi sensibles et sujets à débat. La responsabilité des Alliés dans la Shoah, la question de savoir qui savait quoi et à quel degré fait encore l'objet de débats et de recherches. Or, le pas est vite franchi qui fait d'un texte de fiction une vérité. Mais il faut reconnaître la force du texte et sa construction impeccable. C'est un roman difficile, exigeant, qui interroge sur l'humain et sur la fiction avec force.

     Jan Karski a reçu le 8e prix du roman Fnac.

    Un débat intéressant dans Lire,  un interviewde Haenel dans Le nouvel observateur, Le billet de Pierre Assouline, on en parle aussi sur le blog de la librairie Mollat.

    Pour terminer, une interview de Yannick Haenel

     

    Yannick Hanel, Jan Karski, Gallimard, 2009, 4/5

  • Maus

    Art Spiegelman, dessinateur et auteur américain underground décide de réaliser une bande dessinée sur la vie de son père, juif polonais qui a survécu à la déportation. Pendant de longs mois il va récouter le récit de ce vieil homme malade qui lui raconte la vie avant, les ghettos, son mariage heureux, la guerre et les camps de la mort, le miracle de sa survie et de celle de son épouse. L'occasion pour lui de commencer à se réconcilier avec l'histoire de sa famille et avec un père qu'il a tant de mal à comprendre.

    On pourrait se dire qu'il s'agit d'un énième récit sur la Shoah, d'une bande dessinée étrange et hermétique, d'un récit autobiographique pas très alléchant en noir et blanc et très stylisé. C'est loin, très loin d'être le cas. Si Maus est au premier abord une oeuvre dans laquelle il est difficile d'entrer, elle a tôt fait de vous prendre dans ses filets. Art Spilegelman a pris le parti de faire des personnages de son histoire des animaux: les juifs sont des souris, les nazis des chats, les polonais des cochons. Le choix de représenter les différentes nationalités ou "races" par des animaux m'a interrogées. L'image du chat et de la souris qui sous-tend l'oeuvre est évidente, celle du cochon également. Mais est-ce une manière de ramener les hommes aux archétypes raciaux qu'ils étaient devenus à cette époque par la faute des théories nazies? Est-ce une manière de se distancier de l'insoutenable et de venir à bout de cette histoire familiale qui a empoisonné sa vie?

    Maus n'est pas seulement l'histoire de la Shoah à travers la vie d'un individu. C'est aussi une réflexion sur ce que représente être l'enfant de survivants, sur la manière dont on peut appréhender et intégrer ces faits historiques qui ont marqué d'une empreinte indélébile les personnalités de ceux qui sont revenus des camps. Spiegelman raconte pourquoi et comment il en est venu à arracher à son père son histoire, comment il arbitre entre ce récit et l'image de ce vieil homme égoïste et avare qui lui gâche la vie. Comment il essaie d'intégrer cette histoire qui n'est pas la sienne mais qui définit tellement ce qu'il est au point de l'étouffer de la culpabilité d'être vivant quand les autres, comme son frère Richieu qu'il n'a jamais connu, sont morts dans ces conditions atroces.

     

    L'aller-retour entre le présent du fils et le passé du père rend permet d'appréhender l'après. Le plus frappant dans tout ça reste l'absence totale de mélodrame: le père raconte de manière factuelle cette période de sa vie, n'essaie jamais d'embellir son rôle. Il raconte simplement à son fils ce qu'il lui a fallu faire et abdiquer pour survivre aux années de guerre en étant juif polonais. La simplicité du récit rend d'autant plus fort l'impact des images, et des faits. C'est dense, lourd, difficile à lire et c'est bien, parce qu'on prend le temps de la lecture, de la compréhension et de la réflexion. On prend de plein fouet l'horreur. Voir l'histoire à travers des destins d'individus et pas à travers les parcours de héros ou des faits bruts la rend vivante, touchante, révoltante comme elle doit l'être sans rien obérer de la rigueur nécessaire à ce genre de récit. Parce que c'est arrivé à des gens comme vous et moi, avec leurs qualités et leurs défauts et qui ne demandaient qu'à vivre tranquillement.

     Un grand classique de la bande-dessinée, certes, mais aussi une lecture indispensable et salutaire et un grand moment de BD.

    L'article époustouflant de Céline,  la série de Catgirl, l'avis d'Emeraude.

     

    Art Spiegelman, Maus, t. 1 et 2, Flammarion, 1994 5/5