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Littératures d'Europe de l'Ouest - Page 3

  • Le naufrage de la Vesle Mari et autres racontars - Jorn Riel

    9782847201536FS.gifLe Nord-Est du Groenland, terre de cocagne et de bonheur pour les chasseurs, télégraphistes, et autres bonshommes hauts en couleur qui s'y sont installés et s'y consacrent à chasser l'ours, trinquer avec une boisson d'homme, se raconter des histoires, se battre et se réconcilier. Mais voilà que cette existence paisible est menacée par un infâme bureaucrate et son décret de fermeture des stations de chasse... Une réserve protégée, non mais quelle idée! Retourner à la chaleur du Danemark? Jamais! Chacun va comploter pour échapper à ce triste sort.

    Ahhhh, les racontars de Jorn Riel, ces petites histoires drôles, tragiques, un peu fantastique, souvent extraordinaires, truculentes... Ce n'était pas ma première rencontre avec Walfred, Lasselille et les autres et j'ai été heureuse de pouvoir les retrouver et faire un bout de chemin avec eux dans ces circonstances ma foi difficile de leur existence.

    Comme toujours, Jorn Riel donne libre cours à un talent de conteur d'une grande richesse et raconte, sous les dehors d'historiettes, la vie de ces hommes possédés par le Grand Nord, le choc d'un retour à la civilisation qu'aucun d'eux ne souhaite, la fin d'un monde et de traditions, des anecdotes vécues ou entendues durant la vingtaine d'années qu'il a passé dans cet univers. Du coup, il devient difficile de démêler le vrai du faux et le faux du vrai.

    Ceci dit, ce n'est pas important: à travers ces histoires, Jorn Riel parle de choses universelles, d'amour, d'amitié, de deuil, de peur, de volonté de trouver sa place dans le monde, de liberté et du moteur puissant que ces sentiments sont. Il y a le Capitaine de la Vesle Mari et son naufrage haut en couleur, Doc et Mortensen qui traversent l'Islandis à vélo plutôt que de se soumettre, Lasselille qui se bat contre les esprits., Rasmussen qui doute, et les autres... tous fidèles en amitié, teigneux, têtus et tendres sous leurs abords bourrus. C'est tout un monde d'hommes attachés à leur liberté, à une existence rude et à une nature qu'ils aiment profondément que l'on parcourt. On croise au hasard de ces histoires la culture Inuit, autre thème de l'oeuvre de Riel et de romans magnifiques, des paysages sublimes que Riel sait si bien dérouler sous les yeux de son lecteur et qui donnent envie d'aller faire un tour sur les traces de ces héros et on quitte tout cela à regret.

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    Ce sont presque les derniers racontars. Les stations de chasse sont fermées, Doc, Mortensen, Lasselille et les autres ont trouvé une nouvelle place dans le monde, où on les devine heureux et prêts à vivre de nouvelles aventures loin de nos yeux. Longue vie à eux!

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    Au début du mois de juin, une rencontre avait été organisée avec Jorn Riel. J'y suis allée le coeur battant de rencontrer ce grand monsieur. J'ai découvert au fond d'un café branché un homme calme, attentif, rêveur et charmant. Dommage que l'absence de traductrice ait rendu le dialogue plus difficile, plus heurté. Mais ce fut une belle rencontre, une manière de découvrir la vie et l'oeuvre de cet écrivain hors du commun, un moment superbe à l'écouter parler de son expérience au Groenland: 20 ans d'une vie dans le Grand Nord à croiser les grandes expéditions scientifiques, à découvrir la culture inuit, à vivre avec les chasseurs, jusqu'à ne plus pouvoir supporter le Danemark. En l'écoutant, j'ai découvert à quel point ses écrits étaient imprégnés de son expérience et cela me les a rendu plus précieux encore.

    Il n'y a pas de fin aux racontars a-t-il dit, il pourrait en écrire encore et toujours, raconter des morceaux de ces journées passées avec ces gens qui étaient devenus des bons amis et qui sont encore présents pour lui, aussi vivant qu'autrefois. Le Grand Nord n'est jamais sorti de son esprit, malgré son départ, les voyages et son installation en Malaisie. Il écrira un jour ses mémoires. J'ai été heureuse de l'entendre. Parce qu'une vie pareille vaut toutes les histoires et les romans, j'attendrai ces mémoires avec impatience et l'espoir de recroiser un jour la route de monsieur Riel.

    Bien d'autres choses ont été dites encore au cours de cette rencontre. Je m'arrête là. Les racontars sont partis vers mon père qui m'a un jour fait découvrir ces histoires, comme bien d'autres avant.

    Vanessa parle aussi de cette rencontre.

    Tamara, Lounima, Lily, parlent de ces racontars. Elles ne sont pas les seules, à vous de vous promener au gré des liens. Je vous recommande les interviews de Jorn Riel au passage, elle valent le détour!


    Riel, Jorn, Le naufrage de la Vesle Mari et autres racontars, Gaïa, 2009, 250p. 5/5

     

     

  • De L'enfant Bleu à Déluge - Henry Bauchau

    Parler d'un roman d'Henry Bauchau m'effraie toujours. Comme traduire l'émerveillement qui me saisit toujours, l'impact physique qu'a chacune de ses oeuvres sur moi, le souffle qui manque parfois et le sentiment de plénitude à la dernière page. Ses récits sont à la fois d'une extrême simplicité et d'une complexité symbolique qui fait de la lecture une exercice fluide et pourtant épuisant.

    Dieu que je l'aime cette plume, je l'aime d'autant plus que je la sais fragilisée par l'âge: Henry Bauchau a 97 ans et continue un travail essentiel et fascinant avec un talent et une force qui ne perdent pas leur intensité.

    Une des choses qui m'a fascinée dès le départ a été la place qu'il donne dans son oeuvre à l'art. A la fois facteur d'équilibre, de déséquilibre, moteur fondamental de la construction de soi, de la survie, enchantement du monde et souffrance. Mais je n'avais pas encore lu L'enfant bleu. Ni Déluge, son dernier roman. Deux romans où l'art et la pratique artistiques ont une place centrale, absolue et qui, d'une certaine manière, sont le prolongement l'un de l'autre.

     

    lenfant-bleu-L-1.jpegL'enfant bleu d'abord. L'histoire d'Orion, un adolescent psychotique que personne ne parvient à réellement prendre en charge jusqu'à Véronique, une psychanalyste qui lui fait trouver le chemin de l'art, un chemin qui va changer son rapport au monde et lui permettre de vivre avec le démon de Paris qui l'attaque dès que la situation dans laquelle il se trouve lui est insupportable.

    L'enfant bleu est un roman sur l'art mais il surtout sur une rencontre: celle de Véronique et d'Orion, celle du monde des "normaux", des "soignants" avec le peuple du désastre. Ces enfants et ces adultes incapables de faire face au monde et à la société dans laquelle ils sont supposés vivre. Ceux qui font peur, ceux qu'on rejette aux marges, à qui on essaie parfois de donner une place, si rarement adapté à ce qu'ils sont et ce qu'ils peuvent. Henri Bauchau donne une voix à ce peuple à travers Orion et ses crises terribles qui le poussent à détruire parce que le monde est trop angoissant, trop incompréhensible. C'est un personnage tragique: à la fois insupportable, terrifiant, poignant. Il sait qu'il est malade, différent des autres et incapable d'affronter cette différence parce que personne n'est présent pour l'aider à le faire tout simplement parce que personne ne sait comment faire, comment l'épauler pour qu'il vive enfin. Et puis il y a Véronique au parcours chaotique, Véronique qui se débat dans une vie compliquée et qui s'attache à Orion, d'abord son patient puis tellement plus que ça. On les suit tous les deux sur le long chemin qu'ils empruntent, fait de progrès, de régressions, de doutes, d'angoisses, mais qui mène vers l'espoir d'une vie rendue meilleure. Et quand Orion passe enfin du "On ne sait pas" au Je, on ressent la joie et la peine de Véronique. J'ai aimé ce personnage, à la fois immensément fragile et suffisamment fort pour se battre contre la grisaille du quotidien, la peur, pour trouver la beauté dans les petits événements, dans les poèmes qu'elle parvient de nouveau à écrire grâce ou à cause d'Orion qui la confronte à un nouveau rapport au monde, dans la musique de Vasco, son homme, qui se trouve lui aussi au fil des pages. A chaque personnage son art et sa manière d'affronter le monde pour parvenir au coeur de lui-même et à l'équilibre. J'ai aimé ces parcours de vie, même si parfois Vasco ou Véronique m'ont agaçé, même si le petit monde des artistes a quelque chose d'un microcosme parfois verbeux et égocentré. Parce que finalement, avec leur art, ils réenchantent un monde routinier, dévoreur, dont la grisaille et les failles avalent le bonheur d'être et jusqu'à la souffrance. L'art est à la fois don, fardeau et catharsis qui permet de s'ouvrir au monde et aux autres.

    On sent au fil des pages l'expérience d'Henri Bauchau, devenu, un peu comme Véronique psychanalyste au bout d'un long chemin. C'est sans doute grâce à cette expérience qu'il parvient à rendre Orion si vivant, si crédible dans cette parole lourde de souffrance et naîve, inventive et violente, chambardifiée. C'est aussi par cette expérience qu'il fait découvrir ce que peut être le dialogue du psychanalyse et de son patient, ses dangers, l'espoir non pas de guérir les blessures, mais de parvenir à vivre avec et à en faire une part de soi qui participe du bonheur. C'est fascinant et passionnant. Et c'est beau. Parce que Henri Bauchau sait décrire l'art, sa puissance, son expressivité, la brûlure qu'il représente, la peur qu'il provoque chez ceux qui portent une oeuvre en eux, l'incompréhension ou la passion de ceux qui voient, entendent ou touchent. Parce qu'il sait aussi, aimer ses personnages, les faire s'aimer et nous les faire aimer.

    9782742789894FS.gifDéluge est le miroir de L'enfant bleu. Il y avait Orion, il y a Florian, le peintre fou et pyromane dont l'habitude de brûler ses oeuvres répond à cet acte accomplit par Orion et auquel on pense forcément. Florian, c'est un peu Orion, un Orion qui aurait vieilli, dont l'art aurait connu succès et reconnaissance, qui rencontrerait sur sa route une jeune femme à sauver comme lui avait été sauvé par une femme, celle qui avait su l'écouter et l'amener à trouver dans la peinture un exutoire. Cette jeune femme c'est Florence, qui a abandonné une carrière universitaire prometteuse pour partir se soigner, et surtout se trouver et se construire elle qui n'avait fait que suivre le chemin tracé par sa mère vers le succès et la reconnaissance sociale. C'est sur les docks d'un port du Sud de la France que leurs chemins vont se croiser et s'entremêler sans qu'on sache bien qui soutient qui dans cette collaboration qui les ménera tous les deux et leur entourage avec eux vers la grande oeuvre de Florian.

    On retrouve dans Déluge les thèmes de L'enfant bleu, l'écriture sèche et concise qui parvient si bien à emporter le lecteur dans l'intensité d'un récit qui atteint le coeur de l'humain. C'est de folie qu'il s'agit, de la folie du monde, de celle d'individus dont le combat quotidien est de vivre dans ce monde dont ils sont exclus par leur différences, ou dans lequel ils ne parviennent plus à respirer. Henry Bauchau raconte une nouvelle fois la rencontre de ceux qui sont cassés, l'amour qui les lie et les sauve, l'art qui leur permet de jeter à la face du monde leur souffrance, de la mettre en image, qui guérit parce qu'il panse les blessures de l'âme. On plonge profondément dans la psyché des personnages et c'est en même temps pudique. Plus encore que dans L'enfant bleu, Henry Bauchau va au coeur de l'acte même de la création, de la force avec laquel il s'impose à l'individu. On voit Florian et Florence se perdre, se retrouver au gré des scènes de cet immense tableau qu'ils peignent, on voit comment chacun influence l'autre, comment l'attraction qu'exerce Florian fait naître une petite communauté soudée, magnifique de gens perdus et aimants qui trouvent avec les autres l'équilibre qui manquait à leur vie.

    Pour moi, ces deux romans se répondent, et affirment, chacun avec sa voix, l'importance de l'art dans une vie d'homme, sa force et le pouvoir qu'il a de construire, d'étayer une existence, comme de la détruire. Henry Bauchau dit tout cela avec un talent qui ne se dément jamais et un ton unique qui fait oublier très vite les quelques défauts qu'on pourrait trouver à ses oeuvres, les petits agaçements qui ne manquent pas face à des personnages qui ont une telle présence. Surtout, surtout, Henry Bauchau donne corps et voix aux différents, aux pas-comme-les-autres avec un respect et un amour qui forcent l'admiration et font de ces deux romans, si ce n'est de son oeuvre, une ouverture sur le monde proprement indispensable.

    Erzébeth a accepté de faire billet commun! Pour Déluge, c'est par là!

    Bauchau, Henry, L'enfant bleu, Actes Sud, 2006, 442 p., 5/5

    Bauchau, Henry, Déluge, Actes Sud, 2010, 169 p., 5/5

  • Quand souffle le vent du Nord - Daniel Glattauer

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    Tête en l’air, Emmi Rothner envoie  plusieurs mails par erreur à Léo Leike pour résilier un abonnement. De fil en aiguille, leur correspondance va déborder les frontières d’échanges entre deux inconnus pour donner naissance à une relation qui va bousculer leurs certitudes et les mettre en danger.

     

    Bien, bien, bien… Je ne parviens pas à débuter ce billet de manière satisfaisante, faute de savoir par quel bout attraper ce drôle de roman qui se taille un joli succès sur la blogosphère après avoir enthousiasmé les lecteurs allemands. Il faut dire qu’il le mérite ce succès. L’auteur parvient à raconter en finesse une relation virtuelle qui naît par hasard, s’étoffe d’échange en échange jusqu’à transformer la vie des protagonistes. De mails en mails, Léo et Emmi se dévoilent, parfois plus qu’ils ne l’aimeraient, se cherchent, se trouvent parfois, se chamaillent souvent et s’interrogent sur la nature du lien qui les unit : flirt sans conséquence, amour naissant d’autant plus fort qu’il est celui qui lie deux esprits et s’est émancipé des appréciations esthétiques, interrogations sur les conséquences d’un passage au réel... Ce ne sont pas des interrogations nouvelles, mais elles ont sans nulle doute été amplifiées par le monde virtuel, tant celui-ci a facilité la naissance de relations entre inconnus. On s’y retrouve forcément un peu et d’autant plus que les messages sont donnés à la lecture à l‘état brut et sans autre indication temporelle que le temps écoulé entre deux. L’échange entre Emmi et Léo montre à la perfection comme s’établit une proximité entre deux personnes inconnues par le simple jeu de l’échange, comme on peut à la fois apprendre à se connaître plus facilement (facilité à se livrer ? libération des contingences physiques ?) et fantasmer et projeter sur cet autre à la fois inconnu et connu ses désirs et ses envies ai point de redouter le passage à la réalité. Cerise sur le gâteau, le talent avec lequel l'auteur utilise le courriel montre bien que ce n'est pas là un appauvrissement de la correspondance, mais une manière différente d'utiliser l'écrit, même s'il manque le plaisir d'ouvrir une enveloppe.

    Mais je dois admettre que malgré ses réelles qualités dont la moindres n’est pas une narration cohérente et bien construite, je disais donc et il va falloir que j’arrête les phrases à rallonge, que je n’ai pas été totalement convaincue et séduite par cet échange épistolaire de l’ère moderne. Les sempiternels atermoiements de Léo et Emmi ont fini par me lasser : alors que l’échange était prometteur, dynamique, on finit par se retrouver englué dans des tours et des détours qui rendent la lecture un brin longuette. J’ai eu du mal à vibrer et à me sentir concernée par la vie sentimentale des deux héros, même si Léo a tout du héros bougon qui éveille habituellement ma tendance naturelle au bovarysme et malgré l'humour qui empreint la plus grande partie des échanges.

    Bref, une semi-réussite en ce qui me concerne mais un roman indéniablement à découvrir!



    L'avis de Cathulu, Cuné, Emeraude, Fashion,...

    Glattauer, Daniel, Quand souffle le vent du Nord, Grasset, 2010, 3.5/5

  • Teresa l'après-midi - Juan Marsé

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    Manolo, dit bande-à-part est fermement décidé à ne pas rester toute sa vie une petite frappe des quartiers populaires de Barcelone. Ce qu'il cherche, c'est une fille de bonne famille à épouser, et pour cela, il hante les fêtes des beaux quartiers. Mais parfois, au jeu de l'amour, tel est pris qui croyait prendre.

     

    Ce qu'il y a de bien quand on part en vacances avec le minimum vital de lecture dans son sac de voyage, c'est qu'on trouve sur les étagères familiales des choses fort sympathiques et fortement recommandées par papa Chiffon et maman Chiffon. Outre le fait que cela permet après lecture des discussions au coin du feu avec verre de whisky à la main (oui, je suis comme ça, j'aime mon petit confort), se laisser surprendre de temps à autre est toujours agréable. Bref, revenons à nos moutons espagnolo-barcelonais. Teresa l'après-midi est considéré comme un classique de la littérature espagnole du 20e siècle, ce qui est compréhensible, eut égard à la richesse et la densité du récit.

    Teresa l'après-midi, c'est une histoire d'amour, l'amour qu'on cherche, celui qu'on perd, l'amour trahi, l'amour desespéré, l'amour aveugle qui mène au drame, l'amour agonisant... On peut le voir comme une éducation sentimentale. Celle d'un jeune homme persuadé que jamais il ne se laissera prendre au piège mais qui aimera deux jeunes femmes qu'il trahira sans vraiment le vouloir, celle d'une domestique qui a pu croire un instant qu'elle serait aimée, celle d'une jeune femme de bonne famille qui va aimer en dessous de sa condition et se brûler les ailes. Et puis tous les autres, personnages secondaires, Bernardo détruit par la femme qu'il aime et a épousé, Hortensia qui va se venger de l'indifférence et de la cruauté de celui qu'elle aime, Carmen et Alberto dont le couple bat de l'aile... D'une certaine marnière, Juan Marsé montre comment le comportement humain et les relations sociales sont mues par l'amour et ses déclinaisons. Et quel illusion il représente. A travers l'amour qui nait entre le mauvais garçon et la bourgeoise, se pose la question de ce dont on tombe amoureux: une image? Un espoir? Une illusion? Teresa va aimer Manolo d'abord parce qu'elle voit en lui l'ouvrier révolutionnaire qu'il n'est pas mais qu'elle admire. Manolo, lui, va aimer Teresa avant tout pour l'espoir d'un avenir meilleur qu'elle représente. Jusqu'à faire tomber les faux-semblants et s'apercevoir que ce qui était un ersatz d'amour est devenu une force destructrice. Marsé porte un regard plein d'acuité sur ce jeu amoureux et les désillusiosn qu'il provoque. Il sait à merveille capter les petites choses, les regards, les gestes de l'amour.

    Ce regard, Marsé le porte aussi sur le milieu militant de l'après-guerre. Teresa l'après-midi est une critique sans concession, acide et amère des engagements politiques à travers cette jeunesse dorée qui n'a la bouche qu'objectivisme, communisme, existentialisme, et qui ne connaît pas et ne veut pas réellement connaître ces prolétaires censés être libérés par la révolution. Au fil des pages, on découvre un intellectualisme aveugle, déconnecté de la réalité et qui tourne à vide. Teresa par exemple, qui idéalise Manolo parce qu'elle voit en lui l'ouvrier révolutionnaire parfait, qui erre dans les quartiers populaires, qui méprise ses camarades de combat, sauf ceux qui ont payé le prix de leur engagement comme le chef du réseau étudiant auquel elle appartient.

    "Crucifiés entre un merveilleux avenir historique et l'abominable usine de papa, plein d'abnégation sans défense et résignés, ils portent leur  mauvaise conscience de riches comme les cardinaux leur pourpre, paupière humblement baissée, ils irradient un héroïque esprit de résistance familiale, une amère aversion des parents fortunés, un mépris pour des beaux-frères et des cousins entreprenants et pour des tantes dévotes, en même temps qu'ils baignent, paradoxalement, dans un parfum salésien de câlineries de maman riche et de petits déjeuners de luxe: ils en souffrent beaucoup, surtout quand ils boivent du vin rouge en compagnie de certains boiteux et autres bossus du Barrio Chino."

    Marsé pointe du doigt les illusions, les faux-semblants, les contradictions de cet engagement politique à mille lieu des préoccupations des ouvriers, des pauvres gens qui tentent au quotidien de survivre et qui sont fascinés par le confort, par l'argent, par tout ce que rejettent ceux qui veulent faire la révolution avec eux. Teresa et Manolo en sont le symbole. Et il n'hésite pas à décrire sans concession ce petit monde pitoyable, désespérant de snobisme en même temps que plein d'un espoir et d'une vitalité qui se heurteront aux murs de la réalité.

    Bien sûr, Teresa l'après-midi est marqué par l'époque de son écriture et parle en filigrane du franquisme et de sa fin, mais en même temps il reste assez universel pour être fascinant, grâce à cette étude de l'humanité sans aucun compromis que fait Juan Marsé. Il pourrait offrir un texte amer, violent. Mais il fait surtout sentir la complexité des engagements politiques et humains, les désillusions, la souffrance et les espoirs de ses personnages avec une douceur surprenante et sans jamais sombrer dans l'apitoiement et en alternant cynisme et tendresse. C'est un beau portrait d'une génération en quête de sens et de repères. Et puis il y a ces pages superbes sur Barcelone et ses quartiers, sur sa population.

    Dommage que le style soit parfois un peu lourd, à moins que cela ne soit du à un problème de traduction. Je dois dire que lire "ses blonds cheveux" sur 473 p. a eu tendance à m'agaçer! Sans compter les notes de bas de page décalées au petit bonheur la chance. C'est un roman non exempt de longueurs, mais d'une telle force évocatrice, d'une telle finesse psychologique qu'on passe sur ces petits défauts et une certaine emphase. Une très, très belle découverte.

    Juan Marsé, Teresa l'après-midi, Points, 2009, 473 p. 4/5

  • La joueuse d'échec

    Naxos, la chaleur et la mer, la beauté d’une île des Cyclades. Sur cette île, Eleni, épouse et mère, femme de chambre dans un hôtel vit une vie tranquille. Jusqu’au jour où elle heurte dans la chambre de touristes français un échiquier. A compter de ce jour, le damier va occuper ses pensées au point qu’elle va outrepasser les traditions et apprendre les règles de ce jeu réservé aux hommes. Mais on ne brise pas les règles sans risque. Eleni va l’apprendre à ses dépends.
     
    Que voilà un joli conte sur le pouvoir des échecs et l’émancipation d’une femme ! Eleni est une femme parfaite, du moins aux yeux de son époux et de ceux qui l’entourent. Bonne épouse, bonne mère, employée fiable, rien ne semble pouvoir infléchir le cours d’une vie toute tracée. Et pourtant ! Son amour des échecs va l’amener à défier les traditions et les codes d’une société fermée, où chacun connaît chacun et où le regard de la communauté est le plus sûr moyen de maintenir ses membres dans le droit chemin. Bertina Heinrich dépeint ce défi avec humour et légèreté en offrant une galerie de personnages attachants : Eleni bien sûr, mais aussi Paris, son époux un brin macho et faible, l’Arménien au bon sens imparable, Kouros le vieux professeur, Costa le pharmacien bougon, Katarina la langue de vipère… Tout un petit monde qui s’agite, se déchire et se rabiboche, se regarde et prend partie dans une guerre conjugale qui se veut sans merci et voit un échiquier soigneusement dissimulé das un congélateur.
    Paris aime Eleni, mais il est incapable de concevoir ses besoins et ses désirs. Or, en découvrant les échecs, Eleni s’est découverte et a pris progressivement conscience de ses capacités et de sa propre valeur. Elle a eu besoin d’un espace de liberté que la société dans laquelle elle vit lui refuse. Son combat donne une histoire fluide, agréable, drôle aussi, très sympathique et attachant. Une parfaite lecture de vacances.

    Bertina Heinrich, La joueuse d'échec, Liana Levi, 2005, 3.5/5