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De L'enfant Bleu à Déluge - Henry Bauchau

Parler d'un roman d'Henry Bauchau m'effraie toujours. Comme traduire l'émerveillement qui me saisit toujours, l'impact physique qu'a chacune de ses oeuvres sur moi, le souffle qui manque parfois et le sentiment de plénitude à la dernière page. Ses récits sont à la fois d'une extrême simplicité et d'une complexité symbolique qui fait de la lecture une exercice fluide et pourtant épuisant.

Dieu que je l'aime cette plume, je l'aime d'autant plus que je la sais fragilisée par l'âge: Henry Bauchau a 97 ans et continue un travail essentiel et fascinant avec un talent et une force qui ne perdent pas leur intensité.

Une des choses qui m'a fascinée dès le départ a été la place qu'il donne dans son oeuvre à l'art. A la fois facteur d'équilibre, de déséquilibre, moteur fondamental de la construction de soi, de la survie, enchantement du monde et souffrance. Mais je n'avais pas encore lu L'enfant bleu. Ni Déluge, son dernier roman. Deux romans où l'art et la pratique artistiques ont une place centrale, absolue et qui, d'une certaine manière, sont le prolongement l'un de l'autre.

 

lenfant-bleu-L-1.jpegL'enfant bleu d'abord. L'histoire d'Orion, un adolescent psychotique que personne ne parvient à réellement prendre en charge jusqu'à Véronique, une psychanalyste qui lui fait trouver le chemin de l'art, un chemin qui va changer son rapport au monde et lui permettre de vivre avec le démon de Paris qui l'attaque dès que la situation dans laquelle il se trouve lui est insupportable.

L'enfant bleu est un roman sur l'art mais il surtout sur une rencontre: celle de Véronique et d'Orion, celle du monde des "normaux", des "soignants" avec le peuple du désastre. Ces enfants et ces adultes incapables de faire face au monde et à la société dans laquelle ils sont supposés vivre. Ceux qui font peur, ceux qu'on rejette aux marges, à qui on essaie parfois de donner une place, si rarement adapté à ce qu'ils sont et ce qu'ils peuvent. Henri Bauchau donne une voix à ce peuple à travers Orion et ses crises terribles qui le poussent à détruire parce que le monde est trop angoissant, trop incompréhensible. C'est un personnage tragique: à la fois insupportable, terrifiant, poignant. Il sait qu'il est malade, différent des autres et incapable d'affronter cette différence parce que personne n'est présent pour l'aider à le faire tout simplement parce que personne ne sait comment faire, comment l'épauler pour qu'il vive enfin. Et puis il y a Véronique au parcours chaotique, Véronique qui se débat dans une vie compliquée et qui s'attache à Orion, d'abord son patient puis tellement plus que ça. On les suit tous les deux sur le long chemin qu'ils empruntent, fait de progrès, de régressions, de doutes, d'angoisses, mais qui mène vers l'espoir d'une vie rendue meilleure. Et quand Orion passe enfin du "On ne sait pas" au Je, on ressent la joie et la peine de Véronique. J'ai aimé ce personnage, à la fois immensément fragile et suffisamment fort pour se battre contre la grisaille du quotidien, la peur, pour trouver la beauté dans les petits événements, dans les poèmes qu'elle parvient de nouveau à écrire grâce ou à cause d'Orion qui la confronte à un nouveau rapport au monde, dans la musique de Vasco, son homme, qui se trouve lui aussi au fil des pages. A chaque personnage son art et sa manière d'affronter le monde pour parvenir au coeur de lui-même et à l'équilibre. J'ai aimé ces parcours de vie, même si parfois Vasco ou Véronique m'ont agaçé, même si le petit monde des artistes a quelque chose d'un microcosme parfois verbeux et égocentré. Parce que finalement, avec leur art, ils réenchantent un monde routinier, dévoreur, dont la grisaille et les failles avalent le bonheur d'être et jusqu'à la souffrance. L'art est à la fois don, fardeau et catharsis qui permet de s'ouvrir au monde et aux autres.

On sent au fil des pages l'expérience d'Henri Bauchau, devenu, un peu comme Véronique psychanalyste au bout d'un long chemin. C'est sans doute grâce à cette expérience qu'il parvient à rendre Orion si vivant, si crédible dans cette parole lourde de souffrance et naîve, inventive et violente, chambardifiée. C'est aussi par cette expérience qu'il fait découvrir ce que peut être le dialogue du psychanalyse et de son patient, ses dangers, l'espoir non pas de guérir les blessures, mais de parvenir à vivre avec et à en faire une part de soi qui participe du bonheur. C'est fascinant et passionnant. Et c'est beau. Parce que Henri Bauchau sait décrire l'art, sa puissance, son expressivité, la brûlure qu'il représente, la peur qu'il provoque chez ceux qui portent une oeuvre en eux, l'incompréhension ou la passion de ceux qui voient, entendent ou touchent. Parce qu'il sait aussi, aimer ses personnages, les faire s'aimer et nous les faire aimer.

9782742789894FS.gifDéluge est le miroir de L'enfant bleu. Il y avait Orion, il y a Florian, le peintre fou et pyromane dont l'habitude de brûler ses oeuvres répond à cet acte accomplit par Orion et auquel on pense forcément. Florian, c'est un peu Orion, un Orion qui aurait vieilli, dont l'art aurait connu succès et reconnaissance, qui rencontrerait sur sa route une jeune femme à sauver comme lui avait été sauvé par une femme, celle qui avait su l'écouter et l'amener à trouver dans la peinture un exutoire. Cette jeune femme c'est Florence, qui a abandonné une carrière universitaire prometteuse pour partir se soigner, et surtout se trouver et se construire elle qui n'avait fait que suivre le chemin tracé par sa mère vers le succès et la reconnaissance sociale. C'est sur les docks d'un port du Sud de la France que leurs chemins vont se croiser et s'entremêler sans qu'on sache bien qui soutient qui dans cette collaboration qui les ménera tous les deux et leur entourage avec eux vers la grande oeuvre de Florian.

On retrouve dans Déluge les thèmes de L'enfant bleu, l'écriture sèche et concise qui parvient si bien à emporter le lecteur dans l'intensité d'un récit qui atteint le coeur de l'humain. C'est de folie qu'il s'agit, de la folie du monde, de celle d'individus dont le combat quotidien est de vivre dans ce monde dont ils sont exclus par leur différences, ou dans lequel ils ne parviennent plus à respirer. Henry Bauchau raconte une nouvelle fois la rencontre de ceux qui sont cassés, l'amour qui les lie et les sauve, l'art qui leur permet de jeter à la face du monde leur souffrance, de la mettre en image, qui guérit parce qu'il panse les blessures de l'âme. On plonge profondément dans la psyché des personnages et c'est en même temps pudique. Plus encore que dans L'enfant bleu, Henry Bauchau va au coeur de l'acte même de la création, de la force avec laquel il s'impose à l'individu. On voit Florian et Florence se perdre, se retrouver au gré des scènes de cet immense tableau qu'ils peignent, on voit comment chacun influence l'autre, comment l'attraction qu'exerce Florian fait naître une petite communauté soudée, magnifique de gens perdus et aimants qui trouvent avec les autres l'équilibre qui manquait à leur vie.

Pour moi, ces deux romans se répondent, et affirment, chacun avec sa voix, l'importance de l'art dans une vie d'homme, sa force et le pouvoir qu'il a de construire, d'étayer une existence, comme de la détruire. Henry Bauchau dit tout cela avec un talent qui ne se dément jamais et un ton unique qui fait oublier très vite les quelques défauts qu'on pourrait trouver à ses oeuvres, les petits agaçements qui ne manquent pas face à des personnages qui ont une telle présence. Surtout, surtout, Henry Bauchau donne corps et voix aux différents, aux pas-comme-les-autres avec un respect et un amour qui forcent l'admiration et font de ces deux romans, si ce n'est de son oeuvre, une ouverture sur le monde proprement indispensable.

Erzébeth a accepté de faire billet commun! Pour Déluge, c'est par là!

Bauchau, Henry, L'enfant bleu, Actes Sud, 2006, 442 p., 5/5

Bauchau, Henry, Déluge, Actes Sud, 2010, 169 p., 5/5

Commentaires

  • Tu en parles admirablement bien. Je suis tombée amoureuse de Bauchau avec un seul livre (comme pour mes trois indispensables: Plath, Dostoïevsky et Bukowski) et comme pour les trois autres, je sens, je sais que les autres livres que je lirai de lui je les aimerai très fort aussi.

  • bon, toujours pas lu cet auteur...mais comme son fils est un sexyacteur, cela ne saurait plus trop tarder! ;)

  • Ah ben voilà pourquoi je ne voulais pas lire ton billet avant que tu ne le mettes en ligne : j'aurais salement complexé !
    Qu'est-ce que tu en parles bien, c'est admirable. Tu sais trouver les mots justes et l'émotion nécessaire, pour mettre cette oeuvre en valeur, ça me comble de plaisir.

    Pour "L'enfant bleu", le même reproche revient inlassablement : les discours de Vasco et Véronique sont parfois caduques, voire inutiles. Il y a une disproportion par rapport au reste de l'histoire - et soyons clair, on se fiche de la musique de Vasco. Mais le reste rachète cette faiblesse, hein oui ? :-)
    C'est un roman merveilleux.

    Quant à "Déluge", eh bien, oui, tu es plus positive que moi, et j'en suis ravie - parce que j'aime, malgré tout, que ce livre rencontre son public !!

  • Il va bien falloir que je me décide à découvrir cet auteur! Tu me conseillerais de commencer par quoi, please?

  • Bonjour à vous tous,

    Il y a un an nous avons monté à Lyon "ON NE SAIT PAS" adaptation unique du roman"L'Enfant Bleu" de Henry Bauchau au Théâtre . Nous jouerons cet été au Festival d'Avignon. Au plaisir de vous y voir.....

    http://www.avignonleoff.com/programmation/2010/spectacles/theatre/O/on_ne_sait_pas_4565/lieu/espace_alya_382/.....

    Du 8 au 31 juillet à L'espace Alya

    Bien à vous Aymeric

  • Quel auteur exceptionnel! j'adore!

  • J'ai eu aussi un gros coup de coeur pour l'enfant bleu alors, bien entendu il FAUT que je lise celui-ci !

  • Un auteur que j'aime aussi énormément, "Oedipe sur la route" faisant même partie de mes livres préférés. Pas encore lu "Déluge" mais cela ne saurait tarder. Et, cocorico, rappelons quand même que c'est un auteur belge!
    @ choupynette: qui est son fils?

  • Dans la LAL, il me tarde de découvrir cet auteur !!

  • J'ai lu Déluge. J'ai été emportée comme toujours avec Bauchau. Il livre ses personnages dans ce qu'ils ont de plus profond. Je n'ai pas lu L'enfant bleu. Ton post est une invitation à le faire. Il est dans ma pal, il faut...

  • @ Ofelia: je rougis! Bauchau me rend un brin lyrique, il me transporte à chaque fois et je sais que ses œuvres vont rejoindre mes étagères petit à petit parce que ce sont des lectures qui me font du bien!Je découvre Plath et je dois dire que je suis séduite pour l'instant (même si je lis à petite vitesse en VO)! Un autre indispensable dans ma bibliothèque tiens! Et tout de ta faute!
    @ Choupynette: ah ça, il va falloir! O-bli-gée! :-))
    @ Erzie: moi c'est ton billet qui me fait complexer! On v faire des billets communs plus souvent toutes les deux! ;-) Oui les discussions de Vasco et Véronique sont parfois inutiles, et la musique de Vasco... En même temps c'est un personnage qui souligne la trajectoire d'Orion et d'une autre manière, l'importance de l'art,l a souffrance qu'il peut représenter. Et puis de toute manière, c'est un roman tellement, tellement fort! Et Déluge, oui, je l'ai aimé. Sans doute parce que je l'ai découvert avant Orion mais j'ai trouvé le récit fort malgré sa brièveté en fait!
    @ Cathulu: sans aucun conteste Antigone! Je ne m'en suis jamais remise!
    @ Ayemric: si j'avais été dans le coin je n'aurais manqué ça pour rien au monde! Des tournées prévues?
    @ Edelwe: il est de ceux qui sont vraiment exceptiionnels!
    @ Sylire: j'avoue que quand j'ai vu qu'il avait sorti un nouveau roman, j'ai sautillé dans tous les sens! Je savoure son oeuvre tout doucement pour mieux en profiter! Heureusement il m'en reste encore à découvrir!
    @ V&C: un superbe plume belge! Oedipe est aussi un de mes préférés. Mais Antigone, j'en garde un souvenir lumineux!
    Son fils est Patrick Bauchau, un acteur!
    @ Theoma: c'est imératif!! ;-)
    @ BelleSahi: tu aimeras L'enfant bleu aussi. J'hésitais à lire ce dernier, un peu par peur de ne pas aimer. Mais c'est comme toujours un bijou!

  • Arff toujours pas lu.
    Je ne sais pas ce que j'attends ... il me tente tant !

  • @ Leiloona: c'est un petit bijou!! Fonce!!

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