" Une larme coule sur son visage, une autre suit, qui profite du chemin tracé, puis tout un chapelet de larmes arrose le jardin de ses tristesses qui poussent et s'entrelacent, prennent racine, se multiplient, prennent de nouvelles formes. L'une d'entre elles grandit davantage et s'empare de ses pensée. Irène se trouve ingrate de s'attacher à Rosalio sans rien pouvoir lui donner en retour, si ce n'est ce qui reste de son corps maltraité, qu'elle vend à qui en a besoin mais ne peut se payer une chair saine, des malheureux comme elle. Mais lui, il n'est pas comme ça, il peut trouver l'amour gratuit, il est si beau, si jeune et si fort!, tant de femmes seules cherchent un homme libre. S'il revient, elle va lui dire de l'oublier, je ne t'aime plus, je ne veux plus perdre mon temps avec un bavard qui arrive et se mets à discuter pour rien, moi je dois travailler, va-t-en allez, oust!, je veux que tu disparaisses, je ne suis pas assez bien pour toi, je ne suis rien, plus rien, un triste débris de femme qui consomme un reste de vie, je n'ai rien à te donner, un amour de putain usée ne vaut pas une seule minute de la vie d'un homme sain, je ne te lirai plus les histoires de ces mille et une nuits, je ne veux pas te retenir car tu n'es pas un sultan, tu n'es pas un homme cruel, ni moi une belle princesse comme Shéhérazade."
Ceci est l'histoire d'Irène, prostituée se mourant du sida dans un bidonville de la ville. C'est l'histoire de Rosalio, le manoeuvre analphabète qui désire plus que tout apprendre à lire et à écrire. C'est l'histoire de leur rencontre et de l'amour improbable qui va les lier.
Autant l'admettre tout de suite, ce roman est un coup de coeur. Il est difficile d'y entrer: le rythme est lent, la ponctuation rare, la narration rythmée par des ruptures de point de vue, de police, de ton. Et puis, petit à petit, le charme fait effet. On entre dans l'univers d'Irène et Rosalio, dans leurs souffrances, dans leurs désirs, dans l'espoir qui se fait petit à petit jour au fil des histoires que raconte Rosalio. Car Rosalio est un conteur né, un amoureux de ces lettres qu'il ne sait pas lire et qui raconte tant et tant d'histoires.
"Ici, dans cette boîte que je trimballe aujourd'hui avec moi, l'Indien portait les livres qu'il ne pouvait plus lire parce que sa vue flanchait, mais il aimait les ouvrir et les poser sur ses genoux, il disait que leur odeur suffisait pour qu'il se rappelle chaque histoire tellement il les avaient lues, il se mettait à réfléchir, à se rappeler ce que chaque livre racontait, fermait les yeux et lisait à l'intérieur de sa tête des histoires que j'écoutais sans me lasser, et pendant ce temps, je le regardais tourner les feuilles lentement et je devenais fou d'impatience de connaître le secret de ces mots tracés sur le papier." Le chemin qu'il va prendre, ses voyages et ses rencontres vont tous être menés par ce désir fou et absolu. Dans les lettres et les livres, Rosalio voit la clé du monde. Celle qui va lui permettre de prendre possession du monde et plus seulement de le subir. En apprenant à lire et à écrire, il va se voir ouvrir toutes grandes les portes du monde. La connaissance comme clé d'une vie meilleure, plu belle et colorée si on sait l'utiliser à bon escient, c'est ce que raconte Le vol de l'ibis rouge. Le pouvoir des mots, celui d'inventer sa vie, de rêver. " Quand on imagine et quand on écrit, on peut donc s'inventer une nouvelle destinée, une autre vie, faire tourner la roue de la fortune en sens inverse?"
Pourtant, Rosalio n'a pas réellement besoin des histoires écrites pour raconter. Sa vie est un conte, fourmille d'anecdotes, de personnages hauts en couleur, de drames, de grandes joies. Elle se nourrit de ce qu'il a entendu, de ce qu'il a vécu. A sa manière nuit après nuit, il tisse pour Irène les Mille et une Nuits de sa vie, et lui redonne, avec l'amour, un peu de vie et une envie de profiter, pour le temps qui lui reste, du bonheur que peut lui donner cet homme inespéré. Les histoires de Rosalio sont pour elle une autre fenêtre ouverte sur le monde. Elle sait lire, elle sait écrire, mais elle a vécu entre parenthèse, survécu plutôt. Leur rencontre est elle d'un homme et d'une femme, de deux désespoirs, mais surtout la confrontation de deux besoins et une belle réflexion sur ce qu'est l'écriture et la littérature. Une porte ouverte vers le monde et la vie mais qui ne peuvent se nourrir que de la vie elle-même, sans laquelle elles ne sont que coquille vide. Une interdépendance, une symbiose même que Rosalio le conteur incarne dès lors qu'il ose mêler ce qui est lu et ce qui est inventé, ce qui est raconté, entendu et réinventé.
Mais il n'est pas seulement question de lecture, de connaissance dans ce roman. Le vol de l'ibis rouge, l'histoire qui donne son nom au roman est la métaphore des relations humaines. L'ibis sauvé par un homme et qui va mourir de sa méfiance et de sa fuite. La nécessité pour l'être humain d'accepter encore et encore d'aimer et de faire confiance, malgré les blessures et les déceptions. Une leçon que Rosalio a appris d'un certain Jean des Lamentations. "Il a posé sa gouge sur le banc, il s'est adossé au mur, il a fermé ses yeux lentement et il a commencé à dire des vers de douleur et de joie, d'amour, de désir et de saudae, tout en même temps, pêle-mêle, pétri dans une même pâte, né d'une même souche, et il m'apprenait cette leçon: la vie mélange tout et ceui qui veut tout séparer ne vit rien qui vaille." Il y a un art du bonheur, et il commence en écoutant le monde et les histoires.
C'est un roman rare, un de ceux dont on sort le coeur serré et pourtant content parce que malgré tout, il y a la vie, et la force, et l'amour, et la lumière qui inonde tout. Un de ceux qui sont des instants de grâce et qui laissent leur trace dans le coeur et l'esprit.
J'ai l'envie de vous donner encore quelques uns des mots de Maria Valéria Rezende avant d'en terminer. Pour moi, ils vont continuer de m'accompagner.
"Ah! Rosalio, si j'avais su, il y a beaucoup d'années, qu'un homme comme toi existait, capable de créér avec des mots un monde plus grand que le mien, un monde plein d'histoires qui me font rire et pleurer, un homme capable de m'arracher à la peur sombre de mourir sans même avoir commencé à vivre une vie qui vaille, un homme qui avec le jaune, le bleu, le vert et le rose chasse le gris de cette âme que je porte comme une barre de plomb, si j'avais su, j'aurais couru le monde, sans craindre la faim ni le froid, je l'aurais trouvé et, s'il m'avait voulu, qui sait?"
Maria Valéria Rezende, Le vol de l'ibis rouge, Métailié, 2008, 183 p. 5/5
Commentaires
Tu as fait là une belle découverte qui donne envie de te suivre !
Ca semble bien... mais il y a le mot "sida"... et moi être hypocondriaquem de façon tout à fait irrationnelle. Donc... pas pour moi!!!
@ Kathel: c'est un coup de coeur complet pour moi, et une tentative que je ne regrette pas!
@ Karine:!: la maladie n'est qu'esquissée tu sais, et le contexte est tel, qu'on l'oublierait presque!
Je ne doute pas que ce soit un bon livre mais le thème me fait hésiter, comme Karine.
En fait, le thème principal est surtout le pouvoir des mots et la manière dont les histoires peuvent enchanter le monde! Et c'est tellement bien raconté...
Moi je suis assez convaincue. Surtout si c'est chez Métailié !
J'ai lu ton avis en diagonale car le livre est dans ma PAL. Ta note me réjouie ! J'avais acheté ce livre par hasard lors d'une virée à Paris et une première critique positive d'Essel m'avait confortée dans cette dépense (si minime ;). Là je sens que je vais rajouter le livre à ma PAL de noël (déjà pas mal haute !).
Bises
@ Praline: c'est une bonne maison d'édition! J'aime beaucoup ce qu'ils font!
@ Flo: le hasard fait bien les choses pour nous deux!! Je vais aller voir la critique d'Essel! J'espère qu'il va te plaire!
Suite à ton billet, j'avais noté ce titre que j'ai trouvé à la médiathèque. Comme toi, j'ai eu un peu de mal à entrer dans le livre, mais une fois que le mécanisme de narration est saisi, c'est un vrai plaisir de lecture, plein d'humanité et un vrai éloge de la littérature et de la culture. Merci beaucoup pour cette découverte, Chiffonnette !
@ Yohan: mais de rien! C'est un tel plaisir de partager ce roman. Je suis vraiment heureuse que tu ais aimé.
J'ai découvert ce livre il y a peu et quelle découverte! Ca m'a aussi WOW! Depuis je guette tous les commentaires à son sujet, c'est toujours plaisant de voir que d'autres ont aimé, quant à ceux qui n'auraient pas apprécié, c'est toujours intéressant de voir pourquoi. L'auteur est passé par chez moi (ze choc!), je vais rajouter un lien vers ton article dès fois qu'elle repasserait, je suis sûre qu'elle apprécierait ton commentaire!
@ A girl from earth: c'est un superbe roman, et l'auteur est adorable! Elle m'avait envoyé un mail pour me remercier de ma note! Comme si tout le plaisir n'avait pas été pour moi!! :-)) Je vais aller voir ton article!