L'Idiot vit seul dans les bois, Janie est rejetée par sa mère, Beany et Bonnie ne sont guères aimées , Bébé, l'enfant trisomique fait horreur. Quand à Gerry et Hip, orphelins fugueurs, incompris et marginaux, quelque soit leur désir de normalité, ils ne pourront jamais faire partie de la société humaines. Mais ceux qui vivent aux marges se rencontrent toujours un jour ou l'autre. Les liens qu'ils ton tisser entre eux vont donner à leur petit groupe un ordre étrange, plus qu'humain. Seraient-ils un nouveau pas de l'évolution de la race humaine?
Bien que je n'ai pas encore exploré de fond en comble l'oeuvre de monsieur Sturgeon, il me semble pouvoir affirmer sans grande chance de me tromper qu'il affectionne les freaks, les anormaux, tout ceux qui sont rejetés parce qu'ils ne correspondent pas aux canons d'une normalité définie par le nombre, ceux qui interrogent les normes et qui les mettent en danger. On retrouve un peu dans Les plus qu'humains les personnages et les thèmes de Cristal qui songe. Mais là où le récit se concentrait sur le cas d'un enfant transformé par son contact avec les cristaux, Les plus qu'humains étudie un groupe: des enfants aux capacités a-normales ou sur-normales qui mixollent pour reprendre le joli néologisme utilisé dans le roman, c'est -à-dire qui sont en symbiose, chacun avec ses capacités et font naître par leur communauté un être nouveau, une Gestalt très différente de l'être humain. A chacun sa place, sa tâche: il y a la tête, L'Idiot puis Gerry, le coeur ou Janie, l'esprit qu'est Bébé, la force d'action...
Les plus qu'humains est un récit à plusieurs voix, à plusieurs niveaux qui s'entrecroisent. Sous une apparence de simplicité, Sturgeon invite à une réflexion profonde sur l'humain, explorant des perspectives multiples. Gerry par exemple, l'enfant en rupture ne connaît aucun frein. Pour lui, seule compte la survie et la satisfaction de ses besoins. Son indifférence aux autres et aux conséquences de ses actes va le mener vers la cruauté et la volonté de dominer à n'importe quel prix. En cela, il est l'enfant d'une société qui régit par la dictature de la normalité et des convenances et qui rejette aux marges ou élimine tout ce qui menace cette normalité. Faute de pouvoir adopter la morale de la société dans laquelle il vit, Gerry devient le monstre qu'il est accusé d'être. A l'opposé, Hip et les autres, la Gestalt qui devient adulte, adopte une éthique qui lui permet d'être et qui trouve son équilibre quand elle rencontre, enfin, des pareils.
Deux voies s'esquissent: l'une qui mène vers la folie, la volonté de domination, l'orgueil et la perte, l'autre qui va vers une utilisation raisonnée et bienveillante de la puissance. En fait, on voit de quelle manière se construit une éthique et comment morale et éthique peuvent s'opposer, se nourrir l'une de l'autre, se compléter parfois.
Sturgeon se livre à une critique amère, dure de l'humain et de sa capacité à faire le mal, de son rejet de toute différence. Il n'y a guère de lumière, toute tolérance étant fragile et limitée. Reste l'espoir d'un dépassement de l'humain, d'une force qui serait capable de le faire évoluer, de le guider. L'espoir d'une éthique de vie qui permette la tolérance.
Les plus qu'humains est un roman très dense, ardu parfois, confus à certains moments, au style un peu daté, mais c'est un texte magnifique par les thèmes qu'il aborde. Un texte philosophie, politique même qui se paie le luxe de raconter une histoire passionnante.
Autant dire que je conseille.
" Tu ne peux obéir à des règmes destinées à une espèce, alors que tu n'appartiens à aucune espèce. Tu n'es pas un homme ordinaire, si bien que la morale d'un homme ordinaire ne te convient pas. Pas plus que ne te conviendrait celle d'une fourmilière.Tant et si bien que personne ne veut de toi et que tu es un monstre. Personne ne voulait de moi quand j'atais un monstre. Mais écoute-moi bien, Gerry, il existe une autre sorte de code de vie qui doit te convenir. C'est un code qui exige de la foi plutôt que de l'obéissance. C'est ce que nous appelons une éthique. L'éthique te donne des règles de survie. Mais il ne s'agit pas de ta survie individuelle. Il s'agit d'une survie plus grande que celle-là. C'est en réalité le respect pour ceux de qui ti viens et pour ta postérité. C'est l'étude du courant d'où tu sors et dans lequel tu vas créer quelque chose d'encore plus grand quand le temps viendra."
Sturgeon, Théodore, Les plus qu'humains, J'ai Lu, 2001, 306p., 5/5