Jackson, Mississipi, 1962. Rosa a déjà refusé de céder sa place à un blanc dans le bus, la voix de Martin Luther King résonne. Mais dans cette ville du Sud des Etats-Unis, les lois raciales font encore autorité et ceux qui osent les enfreindre savent ce qu'ils encourent. Mort, mutilations, ostracisme, la peur règne et l'hypocrisie aussi dans ce monde où les noires s'occupent des foyers et des enfants des blanches. Mais cela n'empêche pas de tenter de faire changer les choses, comme Aibileen, et Minny l'insolente. Et Skeeter qui veut plus que tout réaliser ses rêves.
Je ne suis pas la première et je ne serai sans doute pas la dernière à chanter les louanges de ce premier roman superbe lu il y a déjà quelques semaines. Superbe oui, j'assume et je pourrais même me fendre de quelques superlatifs tant ce texte est une franche réussite, touchant, magnifiquement construit, pudique, drôle et révoltant. Dès les premières pages, on est emporté par les voix entrecroisées de ces deux bonnes et de cette jeune fille de bonne famille, liées par une amitié improbable et une révolte qu'elles vont oser assumer, contre leur condition de femmes noires pour les deux premières, contre sa condition de femme pour la dernière.
Pourtant, et le sujet et les personnages auraient pu laisser craindre le pire et un récit dégoulinant de pathos et de guimauve. Que nenni. Kathryn Stockett apporte un soin constant à son histoire, à ses personnages et aux nuances vitales quand on traite un thème aussi difficile. Il y a pourtant des personnages qu'on adore détester, comme Hilly la peste, abominable caricature de la femme blanche du Sud dont on finit pourtant par se demander ce qui lui fait si peur ou quel échec et quelle souffrance intime elle fait payer au monde qui l'entoure pour être aussi mauvaise. Il y a des violences morales, symboliques et physiques qui serrent le coeur. Mais tout est un peu à l'aune de Hilly dont on aperçoit les failles: complexe, difficile à exprimer, touchant au coeur des intimités et des ambivalences de chacun. Je garde un souvenir extraordinaire de certaines scènes, et de ce passage par exemple, où l'on découvre cette ligue des femmes qui envoie de la nourriture aux enfants africains mais défend la ségrégation raciale avec virulence. Une forme de schizophrénie, mais aussi un paternalisme détestable dans une société d'autant plus violente à défendre ses fonctionnements qu'ils sont mis en danger. La couleur des sentiments, c'est le tableau d'un monde qui en plein bouleversement, l'esquisse d'un changement difficile des mentalités, que ce soit celle des dominants, ou des dominés, des blancs ou des noirs, des hommes ou des femmes. C'est le tableau des relations étranges, complexes qui lient les noirs aux blancs.
C'est surtout quelques magnifiques portraits de femmes et une belle étude de la condition féminine, qui m'a fait penser par certains côtés à The bell jar avec ces femmes éduquées, prises entre les injonctions de la morale et de la société et leurs désirs, détruites par un univers qui ne leur laisse de place que celle de faire-valoir de leurs époux et de mère ou luttant pour assumer leurs désirs, vivant à côté de femmes noires affrontant un quotidien fait de travail et de peur. Pourtant, c'est souvent drôle, débordant de tendresse, d'une solidarité qui pour être cachée, n'en est pas moins réelle. On sourit par endroit, on rit franchement à d'autre avant de se retrouver avec les larmes aux yeux. Seigneur, cet épisode des toilettes! A la fois immensément drôle et incroyablement tragique.
Il y a mille et une chose dont je voudrais parler encore, mille merveilles sur l'amitié, sur l'amour, sur la liberté. Mais je m'arrête là. Lisez ce bijou, vous rirez, pleurerez, frissonnerez et laisserez à la dernière page des amis plus que des personnages de papier. Il rejoint l'étagère de mes indispensables.
Cuné en parle, Fashion aussi, et Amanda, et Cathulu, et bien d'autres...
Stockett, Kathryn, La couleur des sentiments, Jacqueline Chambon éditions, 525p., 2010, 5/5