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  • Et tourne la roue

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    Paris, 1980. Le narrateur accompagne sa belle-fille Paule dans son combat contre le cancer. Jour après jour il prend les transports en commun, il roule le long du boulevard périphérique, de plus en plus envahit par les souvenirs de son ami Stéphane, résistant mort dans des circonstances troubles pendant la guerre, assassiné par le colonel Shadow… Ce colonel qu’il a rencontré après la fin des hostilités.
     
    « Comme dit l’Ange,”quand on tient le beau pour beau, cela implique l’existence du laid. “ »
     
    Henry Bauchau est un maître. Sa plume, fluide, fine, sensible touche au cœur. Son narrateur est un peu lui-même. Battu et malmené par les vents de la vie, travaillant avec ceux que rien ni personne n’a épargné.
    La question qu’il se pose, la question que se posent d’autres et qui est le fil conducteur de ce récit, est la suivante : « Comment supporter cette vie partagée entre le doute et l’espérance, comment ne pas la supporter ? »
    Cette question est personnifiée par sa belle-fille Paule, cette femme de cadre international, angoissée par l’idée de ne pas être à la hauteur de ses rôles d’épouse, de mère, de femme active, et surtout, par le fait de n’avoir rien, ni dieu, ni culture à quoi se raccrocher dans l’épreuve. Le doute, c’est la maladie, la douleur au quotidien, la lutte contre la panique. L’espérance c’est la guérison tant et tant attendue qui se dérobe. Et pourtant, comment ne pas se battre pour vivre ?
    Voir cette jeune femme en lutte, amène le narrateur à réfléchir à la mort, à ce qu’elle représente dans le monde contemporain. Cette mort qui advient dans des lieux froids, impersonnels, qui se cache et s’efface. Cette mort à laquelle on ne peut se préparer puisqu’elle est niée, repoussée. Et que peu de choses permettent de supporter puisque la spiritualité s’est effacée au profit de l’action sans combler tout à fait le vide. Sans expliquer l’absurdité des choses.
    « Ni Dieu, ni maître ! […] Oui, c’est bien joli, mais il faut avoir la force. » A plus forte raison dans un monde où le bonheur devient une obligation. « C’est bien d’être heureux, c’set bien de jouir. Mais il n’y a pas de devoir de jouir, pas de devoir d’être heureux. »
    Voir Paule en souffrance, répondre à ses questions sur la guerre vécue amène son beau-père à se souvenir. Se souvenir de ce deuil, de son amitié avec Stéphane. Elle a été profonde, trouble cette amitié, très proche de l’amour. Stéphane l’a initié à l’alpinisme, l’a conduit sur les chemins du dépassement et de la sérénité. Cet homme a accepté de la vie ce qu’elle pouvait lui apporter : l’absence d’amour comme le bonheur. Il a transformé ses manques en force, en légèreté, en courage. Il a persisté à espérer.
    Il est une des deux faces de la médaille de la vie. L’autre est son assassin, Shadow. Un homme qui n’a pas non plus été aimé, qui a subi beaucoup. Et qui a accepté la totalité de la noirceur du monde en lui, qui s’est voué à l’iniquité, à la souffrance. Totalement libre de tous liens avec ses semblables, il est devenu un animal dangereux, pervers. Le pire étant sans doute qu’il ne fait qu’exploiter les peurs, les failles, les vices de ceux qu’il veut abattre.
    Stéphane, Shadow, deux adversaires, deux siamois, bien plus liés qu’il n’y paraît et incapables de survivre à leur rencontre.
    Au final, ce que nous apprennent ces deux hommes qui meurent l’un de l’autre, c’est que le monde ne va pas sans la légèreté et la pesanteur. Sans l’ombre et la lumière. Sans le bonheur et la souffrance.
    Et que la vie ne va pas sans la mort, même si on espère l’oublier en tournant indéfiniment autour d’un boulevard périphérique qui sans que ceux qui l’empruntent en aient conscience, relie les morts et les vivants. Qui ne représente pas moins que le chemin long et tortueux qui mène de l’enfance colorée et heureuse à la vieillesse.
     
    « Je revois Paule mourante, à sa droite la mère pleure, à sa gauche Mykha agenouillé la tient dans ses bras. Au pied du lit, la présence de Stéphane, à la tête, l’ombre immense de Shadow. Ils se font face, les yeux clos, comme les grands gisants des abbayes d’autrefois. Ils protègent Paule de leurs yeux fermés, ayant vu ce que je n’ai pas su voir, ils mes forcent à comprendre qu’elle était, qu’elle et un être mystérieusement éveillé à sa condition mortelle.
     
    C’est une œuvre qui mériterait bien plus, plus d’éloges, plus d’analyse, et moins d’incohérence. Je n’ai pas les mots pour exprimer à quel point elle m’a touchée. L’humanisme de cet auteur, la profondeur de ses phrases en font un des grands de ces temps. Et un auteur qui permet de mieux regarder et de mieux voir le monde qui nous entoure sans leçons, sans lourdeurs.
     
     
     
     
    L'avis de Bellesahi.
                                                                                        


    Henry Bauchau, Le boulevard périphérique, Actes Sud, 2008, 254 p.

  • Les vallées du bonheur profond

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    Cinq nouvelles. Cinq récits pour retrouver Antigone et Œdipe sur la route qui est la leur. Cinq histoires pour renouer avec la profondeur de Henry Bauchau.
     
    Car c’est bel et bien de profondeur qu’il s’agit. En cinq très courts textes, Bauchau parvient à faire passer une infinité de sensations, de sentiments, de réflexions.
     
    Avec L’arbre fou, le lecteur retrouve Antigone et Œdipe en plein acte de création. Œdipe sculpte dans la souche d’un arbre foudroyé, Antigone sculpte le visage de ses parents. Tous deux dévoilent les abysses qui s’ouvrent sous les pieds de ceux qui créent. La violence envers soi et les autres que cela suppose. La souffrance que cela signifie. La vérité que cela dévoile. Pour Bauchau l’art, la création est acte de vérité puisque c’est par là que peut être dévoilée l’essence des êtres et de la vie. Puisque c’est le meilleur, et sans doute le seul moyen d’atteindre à l’essentiel.
    Avec toujours ce style qui touche au cœur.
     
    « Il sont ouverts tous les deux, ceux qu’elle a fait naître après être née d’eux, et qu’elle a aimés comme ses enfants. Il y a quelques instants encore, elle voulait les garder en elle, dans l’ovale parfait de son amour. Elle voit que c’est un acte de vie qui les lui a enlevés et les a jetés brutalement dans une existence sans clôture. Elle ne regrette rien, ils sont vrais, ils sont plus vrais maintenant. »
     
    Avec Les vallées du bonheur profond, c’est l’idée de bonheur qui est interrogée. Qu’est-ce que le bonheur finalement ? Ce que vivent ces gens que découvre Antigone dans les vallées profondes ? Ou bien cette route et cette filiation qui sont tout pour Antigone quand bien même les choisir ne serait pas sans douleur ? Quand bien même les choisir serait renoncer à la sensualité de son jeune corps, à l’amour toujours possible ?
    Parvenir en si peu de page à interroger l’amour, le bonheur, l’identité, les choix de vie avec tant de pertinence et de sensibilité est une réussite magnifique.
     
    Avec La femme sans mot, c’est la folie qui fait son apparition. La folie qui est en chacun de nous et qu’il faut combattre pour ne pas qu’elle nous mène à la mort. La folie qui est à l’origine de la vie et de la création et à laquelle il ne faut pas céder pour ne pas se perdre.
     
    Et enfin, les deux dernières. Le cri qui est une sorte de résumé de l’Antigone qu’écrira plus tard Henry Bauchau, une esquisse. L’enfant de Salamine donne la parole à Sophocle, celui qui le premier donnera sa voix à Antigone et à Œdipe.
    Au-delà de l’indéniable qualité de ces deux textes, on y trouve surtout l’aveu de l’écrivain de l’obsession. A travers Sophocle, c’est lui-même qu’il dévoile. Sophocle cherche sa voie et sa voix sans trop savoir où ses pas et ses vers le mènent. Il cherche jusqu’au jour où il rencontre ces personnages, ces personnages qui vont l’habiter et faire de lui cet immense poète.
     
    « Antigone savait qu’elle allait affronter la mort. On voyait qu’elle aimait la vie et que son désir n’était pas de la perdre, mais de la donner. Elle la donnait. Elle me la donnait cette nuit même, elle libérait mon esprit et lui insufflait une énergie inconnue. Je découvrais que ma parole emprisonnée serait un jour délivrée par la sienne, par ses actes superbes, et soulevée par l’enthousiasme. »
     
    Tolérance, création, art, identité, amour, amitié, bonheur, liens filiaux… En 84 p., Henry Bauchau fait de nouveau surgir cette profonde connaissance de l’humain qui est la sienne.


    Henry Bauchau, Les vallées du bonheur profond, Actes Sud, coll. Babel, 84 p.

  • Antigone

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    « C’est beau Antigone. C’est elle et ce sont eux. C’est la beauté de notre mère, non pas comme elle était, mais dans leurs regards. Etéocle qui sait qu’il est fasciné, presque aveuglé, et Polynice qui l’est aussi mais qui, enfermé dans sa gloire, l’ignore. C’est aussi tellement toi, Antigone, cette confiance intarissable dans l’action de la vérité, dont on ne sait si elle est magnifique ou seulement idiote. Crois-tu que l’on peut, sans délirer, espérer comme tu le fais ? Est-ce que tu penses que les jumeaux te comprendront et que même s’ils te comprennent, cela les fera sortir de leurs passions ? J’ai peur de l’esprit d’incendie que je vois dans notre famille. Moi aussi, souvent, je suis folle. Je voulais te dire : Pars, pars vite avec Hémon et je me suis rétractée. Je me rétracte encore en te disant : Ne pars pas, ne m’abandonne pas à Thèbes pour la deuxième fois. Va à la catastrophe avec nous puisque c’est ce que veut ton courage. »
     
    Ainsi parle Ismène à sa sœur Antigone revenue de la longue errance dans laquelle son père, Œdipe, l’avait entraînée. Ainsi parle Ismène à sa sœur Antigone qui espère encore, follement, désespérément, gagner la paix entre ses deux frères qui se battent pour la couronne de Thèbes.
    Et c’est beau, incroyablement beau et profond. J’ai du mal à trouver mes mots pour parler de ce roman. Je connaissais l’Antigone d’Anouilh, l’Antigone des chœurs antiques, mais rien qui m’ait préparé à rencontrer l’Antigone d’Henry Bauchau.
    On retrouve chez elle l’intransigeance, le courage, la force des autres Antigone. Mais on trouve, surtout, une femme pétrie de doutes, de souffrances. Une femme qui se bat non pas pour que les corps de ses frères soient enterrés, mais pour que la paix et la vie gagnent, que les morts soient respectés.
    Cette Antigone là a mendié sur les routes pour son père Œdipe, elle a sculpté, elle a pris les armes, elle a soigné et guéri parfois, elle a nourri ceux qu’elle pouvait nourrir. Elle a pleuré et hurlé sa souffrance de voir ses deux frères se déchirer ainsi et mener leur cité à sa perte. Elle a aussi galopé à perdre haleine, chanté et danser jusqu’à entrer en transe.
    C’est un personnage touchant, profondément humain parce que jamais monolithique.
    Et cela, on le retrouve pour tous les protagonistes de cette si vieille histoire. Un Œdipe et une Jocaste amants et parents aussi bien que roi et reine, perdus dans l’horreur de cet inceste qu’ils ont commis ; des frères jumeaux trop aimé pour l’un et mal aimé pour l’autre qui se disputent encore et toujours l’amour de leur mère ; Ismène, belle et sage, qui aime et hait à la fois cette fratrie qui menace son bonheur et celui de la famille qu’elle a construite, Hémon, Créon, etc.
    Tous ceux qui entourent Antigone, amis ou ennemis ont leur voix. Bauchau fait de ses personnages autre chose que des mythes.
    Finalement, Antigone, c’est l’histoire d’une famille frappée par le destin, l’histoire de l’amour et de la haine, de la guerre et de la paix. La vie qui va à la mort parce qu’il le faut pour rester fidèle à soi même, quitte à survivre un temps pour que tout continue, quitte à mourir tout de suite pour que cela continue.
     
    Le style de Bauchau très simple participe pleinement au fait que le lecteur est happé : phrases courtes, heurtées, qui suivent les sentiments et les paroles, les actes et les actions. C’est lumineux. Il fallait cette simplicité pour que s’impose pleinement le drame, que l’on prenne conscience de la fatalité qui mène Antigone à sa perte.
    C’est un roman dont toutes les phrases sont précieuses, dont tous les personnages sont précieux. Un roman que je vais garder précieusement pour le relire et en explorer la richesse. Il aurait fallu que je parle de la symbolique, du rôle que Bauchau donne à l’art, et de bien d’autres choses encore. Mais ce n’est pas le plus important. Le plus important est, et reste, la beauté qui empreint chacune de ces pages.
     
    «  Le fil de lumière qui passait entre la pierre et les parois de la grotte s’est éteint et le bruit des voix à disparu. J’entre en solitude et j’ai peur. Je ne verrai plus personne, moi, l’infatigable marcheuse, après tant d’amitiés sur la route, je ne parlerai à plus personne. Comment le croire ? J’ai souvent pensé à la mort, à la solitude jamais. Trop occupée des autres, entraînée par la vie, c’est sans préparation et sans forces que j’y entre. »
     
    Henry Bauchau, Antigone, Actes Sud, 1999, 355 p.