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Littératures japonaises - Page 2

  • Les belles endormies

     

    Une auberge étrange dans laquelle des vieillards viennent passer la nuit auprès de jeunes femmes endormies sous l'effet d'un puissant somnifère. Pour l'un de ces vieils hommes, Eguchi, ces nuits sont un moyen de se souvenir et de méditer sur la mort et la vieillesse. 

    Les belles endomies est considéré comme le chef-d'oeuvre de Yasunari Kawabata, ce que je serais bien en peine de contester, faute d'avoir lu toutes les oeuvres du Nobel de littérature 1968. Reste la fascination qu'exerce ce court roman jusque dans la répétition des événements, des gestes, des mots et des pensées de son personnage principal, Eguchi. Pour ce vieil esthète et amoureux des femmes, les nuits passées auprès de ces étranges prostituées sont l'occasion de méditer sur la vieillesse dans tous ses aspects, sur la déshumanisation qu'elle provoque. Les hommes qui fréquentent l'auberge la voient comme un moyen d'approcher sans honte ni remords ce que la vieillesse leur interdit: la beauté, la vitalité. En quelque sorte, ils se conduisent comme des vampires profitant de la jeunesse, aspirant les forces des jeunes femmes endormies par un puissant somnifère. Eguchi, lui, tout en fréquentant la chambre aux tentures de velours rouge, refuse de céder à cette tentation. Il médite, lutte contre ses désirs et ses pulsions de violence, se remémore les aventures charnelles de sa jeunesse, les événements qui ont marqué sa vie d'époux et de père.

    Si lui est encore capable de désir et d'assouvissement de ce désir, les autres vieillards ne le sont plus. Ils sont réduits à faire de leurs proies des objets inanimés sur lesquels projeter un désir sans issue, des mortes. C'est en tout cas, ce que nous dit Eguchi de ces autres vieillards. Ne viennent-ils effectivement que pour assouvir leurs pulsions, ou ressent-ils les mêmes sensations qu'Eguchi, soigneusement dissimulées sous le voile de conversations lubriques? Cela le lecteur ne le saura pas. Peut-être le mépris que ressent Eguchi pour eux n'est-il que celui qu'il ressent pour lui-même et ce qu'il sait qu'il va devenir.

    A toutes les pages, c'est un long cri d'admiration pour la beauté des femmes que livre Kawabata, beauté physique de la jeunesse, certes, mais aussi de l'esprit. Et prise de conscience de l'aliénation que les hommes font peser sur elles. Face aux belles endormies, Eguchi se souvient de toutes les femmes qui l'ont forgé: mère, épouse, amantes, filles, encore si vivantes pour lui que la simple texture d'une peau, une simple odeur les refont vivre en lui. En leur faisant face, Eguchi se prépare à faire face à sa mort. Et ressent toute la frustration de l'absence de communication possible, seul moyen d'établir une relation véritable.

     

    C'est un roman étrange, fascinant, sensuel, qui trotte longtemps en tête.

    L'avis d'Allie, de Bartelby, de Praline, de Dominique.

    Yasuniari Kawabata, Les belles endormies, Le livre de poche, coll. Biblio 4/5

  • Les dames de Kimoto

    Quatres générations de femmes japonaises, quatre destins et l'évolution de la condition féminine au Japon de la fin du 19e siècle à l'après Seconde guerre mondiale. Toyono la grand-mère qui incarne la tradition, Hana sa petite-fille déchirée entre tradition et modernité, Fumio sa fille résolument tournée vers le monde moderne, et Hanako qui, enfin, parvient à conjuguer tradition et modernité dans une certaine sérénité.

     Sawako Ariyoshi, décédée en 1984 est très connue au Japon pour ses romans, ses nouvelles, des pièces de théâtre qui racontent la condition féminine au Japon. Elle a souvent été comparée à Simone de Beauvoir. Comme, je l'avoue sans fard, je ne connais l'oeuvre de Simone de Beauvoir que par oui-dire, ne vous attendez pas à une comparaison circonstanciée entre ces deux auteurs! Tout ce que je vais pouvoir faire est vous parler de cette merveilleuse chronique familiale.

     Le monde que décrit Sawako Ariyoshi est un monde en mutation. Ce pourrait être celui des paysans, celui de la classe moyenne, c'est celui de familles riches, propriétaires de terres ou de commerces, descendants de samouraïs parfois. Un monde luxueux, régi par des codes précis, contraignants où, traditionnellement, les femmes quittent leur famille le jour de leur mariage avec un homme qu'elles n'ont souvent jamais rencontrés. Un monde où leur statut dépendra de celui de leur époux, aîné ou cadet de la famille, de leur bonne éducation et de leur sens de l'honneur. Un monde qui commence à se déliter avec l'ouverture du Japon aux étrangers. 

    Ce monde est celui de Toyono la grand-mère. Déjà, Hana, qu'elle a élevée et à qui elle a fait donner une éducation bien plus poussée que la normale, tout en respectant le code de conduite de l'épouse japonaise traditionnelle, se confronte au féminisme naissant. C'est un personnage ambigu Hana. Tout comme Toyono d'ailleurs. Loin de l'image de la femme et de l'épouse soumise, silencieuse, elles sont toutes deux des femmes de têtes, dirigeant leur petit monde d'une main d'autant plus ferme qu'elle est enveloppée de soie et subtile. Elles ne sont pas esclaves, mais se sont mises au service d'un idéal, de leur idéal, celui de l'Epouse.  Cela, Hana le proclame jusque dans les pages d'une revue féministe: "Le texte lui-même, dans une prose fleurie, relatait la vie d'une femme qui, ayant la conviction de porter en elle l'esprit de la famille traditionnelle, estimait de son devoir de consacrer son existence à devenir l'esclave, en même temps que l'élément indispensable de la famille dans laquelle elle entrait par le mariage."  Et son existence prend fin quand se termine celle de son mari: "Elle n'avait jamais juré que par Keisaku et elle ne voulait pas lui survivre dans le monde qu'il s'était forgé. Elle ne pouvait pas accepter de devenir une de ces femmes des temps nouveaux qui prétendaient s'affirme. Accomplir quelque chose par elle-même au lieu de tenir son pouvoir du fait qu'elle était dans l'ombre de son mari lui paraissait aller contre toutes les vertus féminines auxquelles elle croyait si fermement. [...] D'après elle une femme, même forte et intelligente, qui n'avait pas d'homme au côté duquel se tenir était inévitablement condamnée."

    Sorte de personnage de transition entre deux mondes, elle est déchirée entre une indépendance possible mais qui heurte toutes ses convictions et un univers rassurant dont elle maîtrise les ressorts. Le changement arrive par sa première fille, Fumio la rebelle qui affirme ses opinions politiques, part faire ses études seule à Tokyo, épouse l'homme de son choix, refuse les vêtements traditionnels. Sa force de caractère, elle la tient de sa mère et de sa grand-mère, mais l'utilise différemment. Le propos du roman est finalement de montrer comment deux femmes si semblables peuvent ne pas se comprendre: chacune s'enferme dans une forme d'extrémisme, incapable de voir ce que l'autre peut lui apporter. C'est toute la confrontation entre tradition et modernité qui se révèle à travers les relations de la mère et de la fille. Avec la possibilité, à la quatrième génération de parvenir à concilier deux mondes, héritage et avenir.

    C'est donc cette évolution de mère en fille que décrit Sawako Ariyoshi, l'inéluctable changement du monde, à l'image de ce fleuve que descend Hana le jour de son mariage. Ce fleuve que les mariées ne doivent pas remonter sous peine de mourir. C'est, quand y pense une belle métaphore. Le fleuve comme image de l'évolution, d'une force contre laquelle on ne peut aller sous peine de tout y perdre. Ni Toyono, ni Hana, ni Fumio n'ont finalement le choix de ce qu'elles sont. Elles vivent avec les armes que leurs ont donné leur éducation et leurs convictions. Et tout le roman est à l'image de cette métaphore; poétique, évocateur, profond. Profond parce que ses personnages le sont, parce qu'au delà de la condition féminine, il y est question de politique, de société, de guerre, de diplomatie. On peut s'y perdre, s'ennuyer parfois, mais on ne peut abandonner tant il y a à prendre et apprendre au fil des pages sur un Japon complexe et sur les être humains.

     

    Sawako Ariyoshi, Les dames de Kimoto, Bibliothèque cosmopolite, Stock, 1991, 283 p.

     

  • Tristesse et beauté

     

    Arrivé à la cinquantaine, Oki décide d’aller écouter les cloches du nouvel an sonner à Kyoto. Là-bas vit Otoko, celle qui, à l’âge de 16 ans, a été sa maîtresse. Devenue un peintre renommé, celle-ci vit seule avec une élève, Keiko. Une élève diaboliquement belle. Une élève qui va décider de venger ce qu’a subit son maître quand bien même, celle-ci ne le désirerait pas.

     

    Tristesse et beauté est un roman étrange et envoûtant. Etrange par l’histoire qu’il raconte. Envoûtant pas l’atmosphère qui s’en dégage, faite de tensions, de non-dits, de regards échangés, d’une certaine étrangeté qui s’installe petit à petit.

    Dans cette dernière œuvre publiée avant sa mort, Yasunari Kawabata mêle plusieurs thèmes.

    Le premier, le plus simple à percevoir est sans nul doute celui de l’amour. Ou plutôt des formes diverses que prend l’amour.

    Il y a l’amour d’Oki pour la jeune Otoko, l’amour d’un trentenaire pour une jeune adolescente. Un amour fou, violent qui va presque mener la jeune femme à la folie et qui n’est pas mort vingt ans plus tard, malgré la séparation.

    Il y a l’amour (ou la haine) conjugal, fait de trahisons, de renoncements, et d’un attachement né de l’habitude que partagent Oki et sa femme légitime.

    Il y a l’amour maternel : celui de la mère d’Otoko pour sa fille, celui de la femme d’Oki pour son fils.

     Et surtout, il y a l’amour que partagent Keiko et Otoko. Un amour qui dépasse d’autant plus les convenances qu’il lie un maître et son élève, deux femmes, deux artistes.

    Keiko est une jeune femme de 19 ans, pleine d’absolue et d’amour. Sa décision de venger l’outrage fait à Otoko par Oki lorsqu’il l’a quittée alors qu’elle venait de perdre l’enfant qu’il lui avait fait est irrévocable. Irrévocable mais bien difficile à comprendre. Est-ce par jalousie parce qu’elle sait au fond d’elle même qu’Otoko aime toujours Oki ? Est-ce par jeu ? Est-ce pour vérifier sa force morale ? Sa démarche, pour absurde qu’elle paraisse lui est essentielle. C’est un personnage difficile à cerner, à comprendre. Chacune de ses réponses, chacun de ses actes font sens et en même temps lui permettent d’échapper à toute tentative de compréhension. Elle joue avec ceux qui l’entourent comme avec des marionnettes apparemment, mais en même temps, elle apparaît comme fragile, dépendante. Elle est beaucoup plus troublante qu’Otoko, la plus âgée, l’initiatrice de leurs amours saphiques. Celle-ci a atteint une forme de renoncement, de sérénité qui la voir préserver son amour de jeunesse, son amour pour sa mère en les transcendant dans sa peinture et dans une vie en retrait du monde. A travers elles, ce sont aussi deux Japon qui apparaissent, l’ancien et le nouveau. Deux âges de la vie.

    Par petites touches, par des mots, des attitudes, des regards, se dessinent les relations complexes qui lient les personnages. C’est d’ailleurs parfois assez difficile à appréhender pour le lecteur. Il faut creuser, chercher à comprendre soi-même ce qui n’est jamais expliquer. Pas de motifs aux actes, ou très peu. Juste des faits. Cette manière de rester en surface peut être déstabilisante, mais lorsqu’on s’y habitue, on commence à percevoir la richesse que recèle cette manière d’écrire, de décrire.

    Mais ce que j’ai apprécié par-dessus tout dans ce roman est l’art des descriptions, parfois poétiques, parfois lourdes des tensions et des lignes de forces qui lient les personnages. Quand au détour d’une page on tombe sur ces lignes magiques, on respire soudain, et on voit se matérialiser un paysage, un visage.

    « Dans le jardin du Temple des Mousses un camélia rouge était tombé sur la mousse d’un vert éclatant, jonché de petites andrômèdes blanches. Le camélia tournait sa corolle vers le haut, comme s’il avait fleuri sur la mousse. Et dans le jardin du Ryôkan-Ji, les pierres que la pluie avait mouillées miroitaient chacune à sa manière. »

    C’est à travers cela que l’art naît. La peinture d’Otoko, celle de Keiko aussi, et les phrases d’Oki. Tristesse et Beauté est aussi une réflexion sur l’art, sur l’inspiration. Sur la manière de traduire une vie intérieure pour la donner à voir au monde. Sur la pérennité qu’offre l’art à l’amour, à la vie, au beau et au laid.

    Ce roman de Kawabata est d’une telle richesse qu’elle est difficile à appréhender en une seule lecture. J’en retiens la complexité, la beauté mélancolique, et aussi la hardiesse. Car s’il y a beaucoup de non-dits, les corps parlent, et les étreintes ne sont pas passées sous silence, qu’elles soient hétérosexuelles ou homosexuelles. Sans vulgarité aucune. 

     

    Une belle lecture.

     

     

    L'avis de Papillon.

     

    Yasunari Kawabata, Tristesse et beauté, Livre de poche, 1996, 190 p.

     

  • De l'hippopotame nain

     
     
    A l’âge de 12 ans, Tomoko va faire un séjour d’une année chez son oncle et sa tante. Là, l’adolescente va découvrir un monde bien différent de ce qu’elle connaît. Une belle maison dans la montagne, une grand-mère allemande, un oncle d’une grande beauté, une tante qui boit en cachette, Mina sa cousine asthmatique qui collectionne les boites d’allumettes, et Pochiko l’hippopotame nain.
     
    Avec La marche de Mina, Yoko Ogawa poursuit dans la veine de La formule préférée du professeur. C’est donc un roman plus tendre plus doux que ce à quoi elle a habitué son lectorat ! En fait, pour être franche, c’est une petite merveille. 
    Dans une langue toujours aussi sobre et maîtrisée, légère, Yoka Ogawa instille dans le quotidien de Tomoko une dose de fantastique et d’imaginaire qui est d’autant plus déstabilisante qu’elle est… ordinaire. Bizarre ? Oui, sans doute !  Ce fantastique, n’est pas la confrontation à des phénomènes étranges. Il est la découverte d’un mode de vie, d’une richesse matérielle et intellectuelle, d’une différence que la jeune adolescente ne soupçonnait pas : « La surprise lorsque j’y étais entrée pour la première fois amenée par mon oncle était toujours là. Je n’étais pas habituée au lustre qui pendait du plafond, à l’escalier dont la courbe se perdait dans les hauteurs ni au vitrail incrusté dans la porte du salon. Mon cœur était ébranlé chaque fois que je me tenais là. »
    Et cette différence est ce qui lui permet d’épanouir pleinement sa capacité à s’émerveiller et à s’étonner.
    Avec sa cousine Mina, Tomoko va découvrir que des boîtes d’allumettes peuvent contenir des mondes, et que les livres peuvent apporter un profond bonheur.
    « De l’autre côté des pages, se dissimulait un monde inconnu, et le livre retourné en constituait la porte d’entrée, si bien qu’elle ne pouvait pas le manipulé à tort et à travers. […] Plus que n’importe quelle s précieuses sculptures ou poteries, dans la maison d’Ashiya les livres étaient considérés comme importants. »
    Ce n’est pas tant Tomoko qui lit que sa cousine Mina qui y trouve un moyen de s’évader de son asthme, de découvrir le monde, d’apprendre.
    « Bientôt, Mina entrait dans la pièce. Lèvres serrées, sans ciller, elle parcourait du regard le dos des livres. […] Sans se soucier de son chemisier qui sortait de sa jupe, elle s’étirait au maximum, tirait sur le livre qu’elle cherchait à atteindre, le serrait dans ses bras si fins. Allongée sur le sofa, un coussin sur la poitrine, elle ouvrait son livre et partait pour un lointain voyage. »
    En la regardant et en allant à la bibliothèque chercher des livres pour elle, Tomoko apprend que les livres sont un univers qui amène au partage, à la discussion, à l’ouverture à l’autre.
    Elle apprend aussi cela en regardant vivre la grand-mère Rosa toujours allemande après une vie passée au Japon, elle l’apprend en se passionnant pour les jeux olympiques de Munich et le volly-ball, en fêtant Noël à l’européenne, en découvrant l’histoire du jardin zoologique qu’abritant le jardin de la maison et dont l’hippopotame nain sur le dos duquel Mina va à l’école est issu.
    Ce qu’elle apprend aussi, c’est que le monde des adultes n’est pas aussi simple qu’il ne paraît. Petit à petit, sous le vernis de bonheur, de compréhension, d’amour, apparaissent les failles. Un oncle qui disparaît des jours durant. Un cousin qui déteste son père. Une tante qui boit et fume, traque les coquilles typographiques faute d’une vie de couple qui la comble, les crises d’asthme de Mina comme autant de crises d’angoisse.
    C’est ainsi qu’elle va quitter doucement l’enfance. En s’ouvrant à l’altérité et en appréhendant ce que dissimulent les regards, les silences des « grandes personnes ».
    La richesse de ce roman, c’est de superposer un grand nombre de niveaux et de modes de lecture. Il y a la chronique d’une vie familiale pleine de bonheur, la chronique des difficultés d’une relation de couple et de famille, la chronique d’une vie en pays étranger, la chronique de l’adolescence. Avec une tendresse et une faculté d’émerveillement entiers : Tomoko devenue adulte garde pour cette période de sa vie un attachement plein de douceur, de mélancolie aussi.
     
    C’est un beau roman qu’offre là Yoko Ogawa.
     
    Et pour terminer avec une petite touche de gourmandise : « […] la cuisine de madame Yoneda était chaleureuse. Même les fines nouilles de blé flottant dans l’eau glacée qu’elle nous préparait au cours des vacances d’été nous faisaient ressentir la chaleur de son cœur.
    J’aimais encore plus quand je pouvais cuisiner avec elle. A Okayama, je préparais parfois le dîner à la place de ma mère, mais ce n’était qu’une aide un peu ennuyeuse. Car la même préparation culinaire, dès lors que madame Yoneda s’en occupait devenait une approche de la beauté et une expression de la sagesse. »
     
    L’amour, l’attachement, la tendresse dans une bol de nouilles… Et tout est dit.
     

     

    Yoko Ogawa, La marche de Mina, Actes Sud, 2008, 317 p.
  • Chasse et solitude

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    Un homme, trois femmes, trois lettres, un drame.
     
    Cela suffit pour résumer Un fusil de chasse, mais pas la richesse de son contenu. Comme dans Le maître du thé, Yasushi Inoué utilise un procédé détourné pour introduire son histoire, comme si, finalement, il n’en était pas l’auteur. Il dit ainsi avoir un jour reçu d’un homme touché par un des poèmes les trois lettres qui ont scellé son existence.
     
    La première, de la main de la fille de sa maîtresse dit la douleur de cette jeune femme qui découvre derrière sa mère la femme amoureuse. Elle ne comprend pas cette liaison qui a détruit, pense-t-elle, sa mère. Elle ne comprend plus cette mère qui devient humaine et faillible. A la souffrance de la perte, s’ajoute la souffrance de perdre l’image de la mère et aussi celle de celui qu’elle pensait être son oncle et qui était l’amant. Un monde qui s’effondre finalement. La relation amoureuse qu’elle décrit d’après le journal intime de sa mère est atroce.
    Pourtant, alors qu’on pensait avoir compris les tenants et aboutissants de cette histoire, la seconde lettre, de la main de la femme légitime change la donne. Elle dit la découverte de l’adultère, les années de mensonge, la douleur, la vengeance et finalement, la lassitude. Elle dit que derrière les apparences se cachent bien des choses. Midori puisque c’est son prénom a vu ses illusions et ses espoirs de jeune mariée brisés, détruits en un instant. Sa fuite dans les plaisirs et dans un adultère vengeur ne lui a rien apporté d’autre que de la douleur, de la tristesse. Comment se remettre lorsque l’époux vous trompe avec votre propre cousine ?
    S’ajoute alors la dernière lettre, de la main de la maîtresse. Une lettre qui dit l’amour fou, le bonheur, aux antipodes de ce que racontait la première lettre. Elle dit aussi l’angoisse, la peine et la décision du suicide.
     
    Court, cette presque nouvelle n’en a pas moins une force énorme. Yasushi Inoué fait entendre tout à tour les voix si différentes de trois femmes. Trois aspects de l’amour finalement, trois déceptions, trois vengeances, trois douleurs. Ce qu’il dit, au-delà de l’histoire d’amour, c’est que l’on ne connaît jamais réellement ceux qui nous sont proches. Chacune des femmes qui s’expriment apparaît différente de ce qu’elle semblait être décrite par les autres. L’homme, lui, montre trois visages presque antagonistes.
    Sous le style froid, distant perce la passion. Tout ceci est très caractéristique de la culture japonaise : la sensualité, la force des sentiments sous une apparence de flegme et d’indifférence. La sobriété de l’écriture renforce encore l’impact de ce drame.
     
    Une belle lecture.
     

    Yasushi Inoué, Le fusil de chasse, Stock, 1985, 91 p.