Arrivé à la cinquantaine, Oki décide d’aller écouter les cloches du nouvel an sonner à Kyoto. Là-bas vit Otoko, celle qui, à l’âge de 16 ans, a été sa maîtresse. Devenue un peintre renommé, celle-ci vit seule avec une élève, Keiko. Une élève diaboliquement belle. Une élève qui va décider de venger ce qu’a subit son maître quand bien même, celle-ci ne le désirerait pas.
Tristesse et beauté est un roman étrange et envoûtant. Etrange par l’histoire qu’il raconte. Envoûtant pas l’atmosphère qui s’en dégage, faite de tensions, de non-dits, de regards échangés, d’une certaine étrangeté qui s’installe petit à petit.
Dans cette dernière œuvre publiée avant sa mort, Yasunari Kawabata mêle plusieurs thèmes.
Le premier, le plus simple à percevoir est sans nul doute celui de l’amour. Ou plutôt des formes diverses que prend l’amour.
Il y a l’amour d’Oki pour la jeune Otoko, l’amour d’un trentenaire pour une jeune adolescente. Un amour fou, violent qui va presque mener la jeune femme à la folie et qui n’est pas mort vingt ans plus tard, malgré la séparation.
Il y a l’amour (ou la haine) conjugal, fait de trahisons, de renoncements, et d’un attachement né de l’habitude que partagent Oki et sa femme légitime.
Il y a l’amour maternel : celui de la mère d’Otoko pour sa fille, celui de la femme d’Oki pour son fils.
Et surtout, il y a l’amour que partagent Keiko et Otoko. Un amour qui dépasse d’autant plus les convenances qu’il lie un maître et son élève, deux femmes, deux artistes.
Keiko est une jeune femme de 19 ans, pleine d’absolue et d’amour. Sa décision de venger l’outrage fait à Otoko par Oki lorsqu’il l’a quittée alors qu’elle venait de perdre l’enfant qu’il lui avait fait est irrévocable. Irrévocable mais bien difficile à comprendre. Est-ce par jalousie parce qu’elle sait au fond d’elle même qu’Otoko aime toujours Oki ? Est-ce par jeu ? Est-ce pour vérifier sa force morale ? Sa démarche, pour absurde qu’elle paraisse lui est essentielle. C’est un personnage difficile à cerner, à comprendre. Chacune de ses réponses, chacun de ses actes font sens et en même temps lui permettent d’échapper à toute tentative de compréhension. Elle joue avec ceux qui l’entourent comme avec des marionnettes apparemment, mais en même temps, elle apparaît comme fragile, dépendante. Elle est beaucoup plus troublante qu’Otoko, la plus âgée, l’initiatrice de leurs amours saphiques. Celle-ci a atteint une forme de renoncement, de sérénité qui la voir préserver son amour de jeunesse, son amour pour sa mère en les transcendant dans sa peinture et dans une vie en retrait du monde. A travers elles, ce sont aussi deux Japon qui apparaissent, l’ancien et le nouveau. Deux âges de la vie.
Par petites touches, par des mots, des attitudes, des regards, se dessinent les relations complexes qui lient les personnages. C’est d’ailleurs parfois assez difficile à appréhender pour le lecteur. Il faut creuser, chercher à comprendre soi-même ce qui n’est jamais expliquer. Pas de motifs aux actes, ou très peu. Juste des faits. Cette manière de rester en surface peut être déstabilisante, mais lorsqu’on s’y habitue, on commence à percevoir la richesse que recèle cette manière d’écrire, de décrire.
Mais ce que j’ai apprécié par-dessus tout dans ce roman est l’art des descriptions, parfois poétiques, parfois lourdes des tensions et des lignes de forces qui lient les personnages. Quand au détour d’une page on tombe sur ces lignes magiques, on respire soudain, et on voit se matérialiser un paysage, un visage.
« Dans le jardin du Temple des Mousses un camélia rouge était tombé sur la mousse d’un vert éclatant, jonché de petites andrômèdes blanches. Le camélia tournait sa corolle vers le haut, comme s’il avait fleuri sur la mousse. Et dans le jardin du Ryôkan-Ji, les pierres que la pluie avait mouillées miroitaient chacune à sa manière. »
C’est à travers cela que l’art naît. La peinture d’Otoko, celle de Keiko aussi, et les phrases d’Oki. Tristesse et Beauté est aussi une réflexion sur l’art, sur l’inspiration. Sur la manière de traduire une vie intérieure pour la donner à voir au monde. Sur la pérennité qu’offre l’art à l’amour, à la vie, au beau et au laid.
Ce roman de Kawabata est d’une telle richesse qu’elle est difficile à appréhender en une seule lecture. J’en retiens la complexité, la beauté mélancolique, et aussi la hardiesse. Car s’il y a beaucoup de non-dits, les corps parlent, et les étreintes ne sont pas passées sous silence, qu’elles soient hétérosexuelles ou homosexuelles. Sans vulgarité aucune.
Une belle lecture.
L'avis de Papillon.
Yasunari Kawabata, Tristesse et beauté, Livre de poche, 1996, 190 p.
Commentaires
Il y a tout ça dans 190 pages !? La lecture doit être dense... Penses-tu que ce soit le bon livre pour découvrir (et apprécier) cet auteur que je ne connais pas ?
Très joli billet! Le livre me tente bien mais pour plus tard, je pense que je ne suis pas dans l'état d'esprit adéquat... M'enfin, je note! ;-)
Tu parles tellement joliment de ce livre que je note sans hésiter alors qu'en général je suis plutôt réticente sur la littérature asiatique.
Très joli billet, qui me donne envie de lire une autre oeuvre de Kawabata, alors que celle que j'ai lu (Les Belles Endormies) m'a terriblement ennyuée! A voir!
Il y a tout ça dans 190 p.! Kawabata est un auteur particulièrement riche et dense!! Je ne suis quand même pas certaine que ce soit le bon roman pour commencer!Personnellement j'avais attaqué son
oeuvre par Le maître de Go que j'avais aimé!! Mais le choix est vaste!
Merci!! Parce que j'ai eu du mal à le rédiger ce billet!! Important le moment!!!
C'est vrai que c'est particulier et très différent de ce qu'on peut lire dans la littérature française notamment et normalement!! Mais il vaut le détour même s'il n'est pas facile d'accès.
Essaie toujours!! Après tout, parfois, d'une oeuvre à une autre, il y a des différences telles quon peut changer d'avis sur un auteur!
Je l'ai lu il y a très longtemps quand j'étais au Lycée. Et j'avais bien aimé.
Tu devais déjà être une escelente lectrice parce que ce n'est pas un roman facile, loin de là! Je suis admirative!
Quel beau billet chiffonnette, tu me donnes très envie là! je note illico!
J'ai beaucoup aimé les kawabata que j'ai lus donc... je note celui-ci dont tu parles si bien :-))
Je n'en ai pas lu tant que ça, mais celui-ci, je l'ai vraiment bien aimé!
Merci Sylvie!! J'espère que tu ne seras pas déçue!