"J'ai beaucoup lu, depuis très longtemps. Je suis une lectrice assidue, une amoureuse des livres. On pourrait le dire ainsi. Les livres furent mes amants et avec eux j'ai trompé ton grand-père qui n'en a jamais rien su pendant toute notre vie commune."
Quand Jade est partie cherchée Mamoune au fond de sa Savoie pour la sauver de la maison de retraite médicalisée, elle n'a pas plus réflechi que ça. Elle s'est même empêché de réflechir, de peur de ne pas trouver le courage de vivre, elle, jeune trentenaire, avec sa grand-mère octogénaire. Mais la vie avec Mamoune va se révéler pleine de surprises. Aussi surprenante que la femme qui vit derrière le masque de la douce et tranquille grand-mère.
La douceur et la tendresse. C'est ce que je vais retenir de ce superbe roman, avec la multitude de petites phrases qui touchent au coeur. C'est un coup de coeur, un vrai, un gros. Frédérique Deghelt raconte une histoire peu commune, celle d'une jeune femme qui part en croisade pour sauver Mamoune, la femme qui a enrobé son enfance d'amour. Sa Mamoune, garde d'enfants, ancienne ouvrière issue d'une famille paysanne, montagnarde jusqu'au bout de ses chaussures de randonnées. Sa Mamoune veuve depuis trois longues années et en mauvaise santé. Sa Mamoune qui est aussi une femme qu'elle va découvrir au fil de leur cohabitation. Frédérique Deghelt raconte tout en finesse cette découverte mutuelle, la manière dont les masques tombent, dont on s'habitue à l'autre et dont on l'aime de plus en plus fort. Jade et Jeanne, les cinquante années qui les séparent et tant à apprendre l'une de l'autre.
Mais plus que tout, ce qui m'a enchantée dans ces pages est cet extraordinaire portrait de lectrice. Par petites touches, à travers le regard de Jade et les mots de Jeanne, Frédérique Degehlt brosse le portrait tendre et attachant d'une lectrice. Jeanne qui découvre les livres et qui vit avec la littérature une passion honteuse et essentielle, plus intense et profonde presque que l'amour, une passion fruit du hasard, d'un carton de livres laissé par une femme de notaire dont elle avait gardé l'enfant:
"Bénie soit cette femme qui m'a apporté tout un carton de livres qu'elle ne pouvait emporter. Il y avait dans ces ouvrages la comtesse de Ségur, Jack London, Victor Hugo, Colette, Jules Verne, Edmond Rostand et même des classiques du théâtre comme Molière ou Racine. J'ai voulu tout d'abord retrouver les histoires de Jules Verne que nous lisait mon grand-père. Puis j'ai glissé un oeil dans Les misérables puis dans tout le reste et j'ai pris l'habitude de lire chaque jour quelques pages, toujours plus de pages. Quelle merveilleuse découverte. De semaines en semaines, le coeur battant, j'ouvrais des livres."
Il y a les fantaises du lecteur, le carnet où elle recopie les citations qui l'ont touchée, ses emportements et ses rejets, les rencontres et les dialogues avec d'autres lecteurs, sa découverte de l'univers de l'écriture et de l'édition. Toute une vie d'aventure et de découvertes.
"Maintenant quand je parcours ce livre de citations, de poème, d'extraits de tous les ouvrages que j'ai aimés, c'est un peu comme si ma vie rêvée se tenait là, blottie entre les pages. Je ne peux jamais relire ce cahier sans qu'il me tire des larmes. Il est ma vie racontée par les plus grands auteurs du monde. C'est un livre unique, le plus précieux que je possède."
Quand Jeanne raconte la lectrice qu'elle fut et qu'elle est encore, c'est le pouvoir immense de la littérature qui se révèle: miroir, leçon de vie, leçon de beauté. Il y a la vie cachée sous les mots, il y a le plaisir de retrouver ces livres qui sont comme de vieux amis, le plaisir d'en découvrir de nouveaux et de les partager. J'ai particulièrement apprécié un tout petit passage où Jade offre un livre à sa grand-mère, tellement révélateur de ce que le partage entre lecteur peut être:
"Orgueil et Préjugé, suivi de Raison et sentiments de Jane Austen dans une magnifique collection en cuir. Je ne me souvenais plus d'avoir dit que j'avais envie de découvrir cet auteur que je ne connaissais pas. Tu as de la chance m'a lancé Jade avec cette envie impossible qu'à toute lectrice de redécouvrir pour la première fois ce qu'elle a déjà aimé."
Et que dire du rapport instinctif, sensuel que Jeanne a entretenu avec les romans! Il y a un passage magnifique où elle raconte que le seul lieu où elle pouvait lire était la cuisine et qu'elle aurait aimé une immense cuisine-bibliothèque... "J'aurais ouvert après quelques années des romans qui auraient eu des parfums différents. Le romarin pour Maupassant, le curry pour Baudelaire, les oignons pour..." En quelques phrases se dévoile ce rapport parfois déroutant que le livre entretient avec l'art culinaire et son univers d'odeurs, de couleurs, de sons et de goûts.
L'amour des livres et de la littérature va rendre encore plus profond l'attachement que se portent les deux femmes. L'une lectrice, l'autre écrivain vont se nourrir mutuellement
La grand-mère de Jade est en quelque sorte une histoire de la lecture au féminin, presque une sociologie de la lecture tant les parcours croisés de Jade et de Jeanne sont exemplaires. Un petit extrait comme celui qui suit dit tout: "Replace les élèments de mon époque. K'étais une petite ouvrière d'une vallée industrielle, fille de paysans montagnards, puis femme d'un ouvrier. J'avais mon certificat d'étude, ce qui était déjà rare pour une femme de la région. Je gardais des enfants et il faut croire que je donnais satisfaction puisqu'on m'en amenait sans cesse de nouveaux. Je n'avais pas de mérite, je les adorais. Et ils furent même ma cachette de lectrice. Aux bébés je pouvais lire des extraits de Victor Hugo, de Flaubert, de Joyce." Les obstacles sociaux à une lecture ravalée au rang de loisir pour oisif, le poids des regards et des règles sociales, l'incongruité pour quelqu'un de classe sociale modeste à accéder à la littérature, le fossé immense entre hier et aujourd'hui qui ne masque pourtant pas la persistance de ces obstacles... on se croirait dans des essais de Michèle Petit, de Hubert Nyssen. Lequel fait d'ailleurs une apparition au détour de quelques pages... Accompagné par quelques grands noms qui ont permis qu'aujourd'hui, lire aux tout-petits ne soient plus considéré comme une aberration...
Il y a ces pages merveilleuses sur la lecture, mais il y a aussi ces phrases qui sonnent juste sur la maternité, sur les liens qui se tissent entre femmes d'une même famille et qui se brisent parfois. Quand Jeanne raconte sa vie de femme et de mère, c'est son amour pour ses enfants qu'elle exprime, le déchirement de les voir grandir et affronter la vie. Sa relation avec Jade est tout simplement superbe de tendresse. L'alternance de leurs voix permet de s'attacher aussi bien à l'une qu'à l'autre et de regarder la jeunesse de Jade comme la vieillesse de Jeanne avec des yeux différents.
La grand-mère de Jade est un roman enveloppant qui laisse le coeur serré tant son épilogue est touchant. C'est un de ces romans dont la force fait oublier les quelques faiblesses et ce côté par moment un peu tiré par les cheveux. Force va m'être de le rendre à la bibliothèque, mais je sais déjà que c'est un roman qui va rejoindre mes étagères, tant j'ai l'envie de pouvoir me couler, autant que je le souhaite, dans les pas de Jeanne et de Jade.
"Je me souviens d'avoir été fascinée par le miracle des bons livres qui arrivaient au bon moment de la vie. Ceux qui parfois tombaient des étagères pour venir répondre à des questions que me posait l'existence. J'ai récupéré ainsi la patience à une époque où je serais partie dans l'expasoération, découvert les vertus de l'amour rpevé, abandonné le voyage à d'autres vies, rangé le meurtre au ranyon de l'impossible. J'ai tout vécu, j'ai mille ans et je le dois aux livres."
Cuné m'avait donné envie de m'y plonger, qu'elle en soit remerciée. Anne l'a aimé. Leiloona aussi. Tous les liens sur Blog-O-Book.