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Littératures africaines

  • Les aubes écarlates

    Epa, tout à ses rêves d'une Afrique rendue à elle-même, veut s'enrôler dans les troupes d'Isilo, un mégalomane qui tente de rendre sa grandeur et son unité à toute une région d'Afrique équatoriale. Mais les rêves se heurtent toujours à la réalité. La nuit où les troupes d'Isilo investissent son village Epa va être confronté à une violence sans nom et sans justification, au sacrifice sanglant de son frère, aux enlèvements d'enfants, au pillage. Emmené avec d'autres, il perçoit dans la forêt la présence mystérieuse d'ombres enchâinées qui demandent réparation des crimes du passé et l'esprit de son frère sacrifié qui lui demande de sauver ses compagnons d'infortune.

    S'échappant, il retrouve en ville Ayané, une fille de son village, qui va l'aider à guérir ses blessures physiques et morales et à accomplir sa mission.

    Il y a un mot qui revient, de la couverture à la fin du roman: Sankofa, le cri Sankofa. Un mot akan qui signifie retour aux sources, ou retourner chercher ce qui t'appartient. Un mot qui fait référence à la nécessité de connaître le passé pour avancer vers l'avenir, à la nécessité de la recherche de la connaissance et de l'examen critique. Une démarche d'autant plus nécessaire et fondamentale en Afrique, que là-bas comme ailleurs, les morts ne cessent jamais d'habiter leur terre natale. Connaître, ou plutôt reconnaître ses morts, c'est se connaître, pouvoir affirmer son identité. Mais que se passe-t-il quand les morts sont oubliés? Ce sont aux morts oubliés que Léonora Miano donne voix dans les chapitres qui entrecoupent les récits d'Epa et Ayané. Mais pas n'importe quels morts oubliés: les victimes du commerce triangulaire, celles qui sont mortes pendant la traversée, qui n'ont eu ni sépulture, ni descendance. Ces morts oubliés continuent d'errer, et d'influer sur le destin des vivants. Tant qu'ils ne seront pas honorés selon les rites de leurs peuples, tant que le passage vers le repos ne leur sera pas offert, la terre africaine ne connaîtra pas la paix. Cela, les morts le donnent à entendre en des interventions incantatoires, cadencées, tranchantes.

    " Qu'il soit fait clair pour tous que le passé ignoré confisque les lendemains.

     Qu'il soit fait clair pour tous qu'en l'absence du lien primordial avec nous, il n'y aura pas de passerelle vers le monde.

    Qu'il soit fait clair pour tous que la saignée ne s'est âs asséchée en dépit des siècles et qu'elle hurle encore de son tombeau inexistant.

    Qu'il soit faire clair pour tous que rien en sera reconstruit chez ceux qui n'assurèrent pas notre tranquillité.

    Ne crains  pas de comprendre, de rapporter notre propos. Nous sommes les cieux obscucis qui s'épaississent inlassablement, tant qu'on ne nous a pas fait droit."

    Les cieux obscurcis sont ceux de l'Afrique meurtrie dans laquelle vivent Epa et Ayané. Leur histoire est celle d'une tragédie: la violence et la sauvagerie qui déferlent, les sauveteurs autoproclamés qui détruisent le peuple qu'ils disent vouloir sauver, la peur et les traditions peu à peu dévoyées, le désespoir masqué d'une population qui continue de rire quand elle n'a plus que le désespoir en partage.

    "Le rire légendaire des populations du Mboasu n'était plus qu'une habitude. Celle de banaliser l'horreur à laquelle on se croyait condamné. On n'était pas philosophe: on encaissait."

    La voix d'Epa, surtout, raconte l'absurde: une rébellion qui n'est plus une rébellion, mais lutte pour l'argent et le pouvoir qui vole leurs âmes à des enfants pris dans la guerre. Celle d'Ayané dit le silence, et le poids de ce silence qui étouffe la vie: "La douleur ne pouvait s'exprimer sans contester le divin. Elles devaient se tenir droites, faire ce qu'elles avaient à faire, sans savoir pourquoi." Les mères ne peuvent pleurer leurs enfants enlevés, les adultes oublient d'aider les enfants, les étrangers sont rejetés, les discours appellent à la soumission, à la résignation, ou à une violence qui devient le seul moyen d'exprimer la rage, la colère et la tristesse.

    "Devant nous il y a toujours un mur. Tout nous est interdit. Le désir. Le rêve. Il n'y a, pour nous, que le besoin et le manque. Lorsque nous sommes audacieux, il y a parfois l'espérance, mais nous ne sommes guère nombreux à tenter notre chance à ce jeu de hasard., dit Epa, qui croyait à la rébellion et a vu ses espoirs et ses rêves se briser.

    Tout cela parce que l'essentiel a été oublié: "Aux Anciens, Nyambey a accordé une longue vie. Aux jeunes, il a donné une longue vie.

    Pour moi, cet adage résume la pensée non écrite de nos anciens. Il signifie que nos pères savaient qu'il y a un temps pour tout. Ils nous ont légué des coutumes adaptables. Dans leur sagesse, ils comprenaient qu'il ne leur appartenait pas de décider pour nous, ignorant quelle existence nous ménerions. Se sachant faillibles, ils nous ont liassé une éthique. Une vision du monde. Le devoir de solidarité. L'hospitalité. Le respect de la nature. La foi en la vie. Pour moi, être un Continental, c'est vivre cela. Ce n'est pas perpétuer des actes dont le motif s'est perdu dans le fond des âges."

    "Tu vois, c'est en partie en cela que réside notre tragédie. Nos pères n'ont pas inscrit leur pensée sur du papier, la laissant voler au vent pour arriver jusuqu'à nous. Il est donc facile pour des manipulateurs d'entraîner des foules dans le mensonge."

    Léonora Miano explique son point de vue dans sa postface: elle parle, à travers son roman, de la Melancholia Africana, concept développé par une universitaire, Nathalie Etoké. Celle-ci examine comment les Noirs gèrent la perte, le deuil, la survie dans un contexte marqué par la rencontre violente avec l'Autre dont l'esclavage, la colonisation, puis la post-colonisation sont les points de repères essentiels. Et elle examine comment peut naître une conscience diasporique qui intègre ces points de repère et en fasse un catalyseur de liberté. Le mal du continent africain est celui naît du basculement provoqué par sa rencontre avec l'occident. Une rencontre qui a modifié profondément les modes de vie avec l'apparition et l'imposition de notions impossibles à rejeter et profondément étrangères aux populations. De la déstabilisation des valeurs traditionnelles, du manque de repère, de la non intégration des valeurs occidentales aux valeurs traditionnelles viennent les conflits, la violence, et ceux qui, comme Isilo, pensent pouvoir utiliser le peuple dont ils sont issus pour réaliser leur rêve.

    Le renouveau ne peut venir que de ceux qui interrogent, qui refusent et qui luttent. De ceux qui forgent leur identité à l'aune des traditions de leur peuple et du présent. Epa est un de ceux-là. Ayané aussi, qui n'a jamais été acceptée par le village de son père parce que sa mère était une étrangère venue d'un autre village.

    L'histoire d'Epa et Ayané montre comment passé et présent s'imbriquent, s'influencent et se complètent, l'un expliquant l'autre, au moins en partie. Les aubes écarlates parle des séquelles de l'histoire en donnant la parole aux morts. D'abord, seul le lecteur les entend. Puis, petit à petit, les personnages, Epupa surtout, qui devient l'intermédiaire entre le monde des morts et le monde des vivants, hurlant un message que de rares personnes entendent et comprennent. Un message simple: ceux qui ont perdu la mémoire n'ont pas d'avenir, parce que l'abandon de son histoire est l'abandon de soi.

    Léonora Miano offre un roman profond, touchant, qui plonge au coeur de l'Afrique et la donne à la sentir et ressentir. Quoi que l'on pense de sa vision du passé et de l'avenir de l'Afrique, la force de son propos et de son style est indéniable. J'ai aimé ce voyage auquel elle invite.

     Une découverte qui me donne plus qu'envie de me plonger dans ces autres romans.

    Cassandra Wilson a chanté Sankofa Cry, je vous laisse l'écouter.

    Découvrez la playlist Sankofa Cry avec Cassandra Wilson

    Leiloona en parle.

     

    Miana, Léonora, Les aubes écarlates, Plon, 2009, 4.5/5

  • L'homme est un loup pour l'homme

    Sihem Jaafari, épouse d'un respectable et talentueux chirurgien arabe israélien se fait exploser dans un restaurant de Tel-Aviv. Entre négation, colère et douleur, son époux va tenter de comprendre ce geste qui le détruit et qui détruit toute sa vie.

    Le premier chapitre est un véritable choc. Le roman s'ouvre sur une scène de carnage, un attentat dont on sait qu'il vise une mosquée, mais dont on ne connaît pas les responsables. La réponse ne viendra qu'au dernier chapitre, une fois la boucle bouclée. C'est un tableau saisissant du conflit israélo-palestinien que dresse Yasmina Khadra. Sans jamais excuser, il tente d'expliquer cette spirale de violence sans fin.

    Le personnage principal, Amine Jaafari est chirurgien. Pour lui, rien n'est au-dessus d'une vie humaine. C'est ce que lui a appris son métier, et ce que lui a appris son père: "Celui qui te raconte qu'il existe symphonie plus grande que le souffle qui t'anime te ment. Il en veut à ce que tu as de plus beau: la chance de profiter de chaque instant de ta vie [ ...], il n'y a rien, absolument rien au-dessus de ta vie... Et ta vie n'est pas au-dessus de celle des autres." Mais il va falloir qu'il se confronte avec la douleur d'un peuple que dans sa lutte pour réussir sa vie et sa carrière, il avait oublié, sinon renié. Et il va se trouver face à une conception de la vie et du destin totalement différente de la sienne. On dirait un petit peu un Candide en goguette dans un territoire à feu et à sang. A travers sa quête, on découvre la souffrance du peuple palestinien, la haine, la honte et la colère qui anime ceux qui se battent, sans pour autant que la complexité de ce conflit soit oubliée. Et on comprend mieux le pourquoi des uns et des autres. On y voit dans le face à face entre le médecin et son peuple le face à face de deux peuples et de deux mondes, de l'Occident et du Moyen-Orient. On y sent l'urgence et la fragilité de l'espoir. C'est un livre salutaire à mon sens, un livre qui prend aux tripes, qui fait réféchir et qui reste longtemps en tête.

    "J'ai voulu que tu comprennes pourquoi nous avons pris les armes, docteur Jaafari, pourquoi des gosses se jettent sur les chars comme sur des bonbonnières, pourquoi nos cimetières sont saturés, pourquoi je veux mourir les armes à la main... Pourquoi ton épouse est allée se faire exploser dans un restaurant. Il n'est pire cataclysme que l'humiliation. C'est un malheur incommensurable, docteur. Ca vous ôte le goût de vivre."

    Les avis de Flo, de Florinette, de Katell, qui en parlent beaucoup mieux que moi!

    Yasmina Khadra, L'attentat, Pocket, 2006, 245 p.