Une terre battue par les vents, traversée par un grand fleuve. Un roi lointain, un baron et ses vassaux dont fait partie le père de cet enfant de dix ans qui grandit seul ou presque, cerné par la misère, la médiocrité et la crasse depuis que sa mère est partie se consacrer à Dieu. Mais comme pour ses frères avant lui, vient enfin le jour de partir s'initier aux armes chez le baron Mohl. Là, il découvre un autre monde, non moins dangereux que celui où se sont déroulées ses premières années.
Déroutant est le premier terme qui vient à l'esprit une fois ce roman court, mais dense, refermé. D' Ana Maria Matute, une des plus grandes romancières espagnoles contemporaines, c'était le premier texte que je découvrais. Et, autant le dire, une plongée dans un texte foisonnant, au style travaillé, presque baroque au sens premier du terme, et même parfois difficile. La tour de guet est un roman d'initiation. C'est le récit du passage à l'âge adulte d'un enfant confronté à la violence qui imprégne la société féodale, entre apprentissage des armes, éducation féroce, combats singuliers et guerres entre petits seigneurs. Son univers est celui d'un Moyen-Âge où les anciennes croyances affleurent encore, où on brûle les sorcières, et où la barbarie côtoie un raffinement extrême et où la loi est celle des guerriers et des seigneurs. Ceci dit, les interrogations qui le traversent sont intemporelles: plus que tout, il cherche sa place dans un monde que tout d'abord, comme un Candide, il ne comprend pas, puis qu'il fuit ou recherche, déchiré entre dégoût des hommes et désir de puissance, terreur et exaltation, visions d'un monde dont il ne sait pas s'il est passé ou à venir, et un quotidien où les luttes de pouvoir et la méfiance sont de règle et où l'amour est une autre guerre. En cela c'est le thème de la perte de l'innocence qui traverse le roman, une innocence bien loin de celle d'un candide puisque ses premières années sont marquées par la violence de ses frères et de sa mère, la déchéance et l'indifférence de son père, un bûcher, la solitude, la survie. Ce qu'il perd, ou ce qu'il gagne, c'est la perception de la complexité du monde, l'angoisse existentielle, celle qui l'ancre dans le monde et l'y perd à la fois. Une complexité et une angoisse dont il avait l'intuition enfant et qu'il avait perdues pour les retrouver, les approfondir.
Ce cheminement, on le suit à travers les méandres d'un récit qui résiste, qui s'explore, et qui offre une richesse qui en fait ni plus ni moins un chef d'oeuvre. Et en tout cas maintenant, un indispensable de ma bibliothèque.
Matute, Ana Maria, La tour de guet, Phébus, Libretto, 2011, 236p., 5/5
Commentaires
Les thèmes me tentent beaucoup. J'ai juste peur de ne pas avoir le cerveau pour tout comprendre, ces temps-ci!
J'ai vu ce titre sur le blog de Titine, et depuis, il me tente beaucoup. Ce que tu en dis, son ambiance un peu moyen-âgeuse, sombre et violente, ne fait qu'attiser ma curiosité !
Comme toi, j'ai découvert Ana Maria Matute avec ce roman qui m'a beaucoup frappé. C'est une écriture effectivement baroque et on est plongé dans un monde totalement étranger. La scène du bûcher est absolument incroyable, je pense m'en souvenir pendant très longtemps !
Moi qui ne lis jamais de littérature hispanique (sans raison particulière), il me faut absolument ce livre ! Tu utilises des mots magiques !
C'est tentant mais en même temps ça fait peur... dilemme !
@ Karine: moi je suis sûre que si, mais bon :-)
@ Céline: c'est un roman merveilleux, à tous les sens du terme! J'ai vraiment beaucoup aimé son style, sa manière de peindre le Moyen-Age!
@ Titine: c'est effectivement une scène d'une rare intensité, très cruelle, et en même temps très belle. Sacrément dépaysant!
@ Lilly: c'est un bon moyen de découvrir cette littérature alors!
@ Yueyin: hop, il faut sauter! :-)