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La chute

 

Il y a des textes qui laissent sans voix. Des textes qui laissent une empreinte durable et qui donnent à penser, à réflechir sur le monde et sur les hommes. La Chute est un de ces textes. Voilà plusieurs mois déjà que j'essaie de trouver le courage et les mots pour parler de cette lecture, sans parvenir à aucun moment à un résultat qui me satisfasse. Parce que je n'ai rien oublié de cette lecture et de l'effet qu'elle a eu sur moi.

Déjà, à l'incipit, la magie opère: "Puis-je, monsieur, vous proposer mes services, sans risquer d'être importun? Je crains que vous ne sachiez vous faire entendre de l'estimable gorille qui préside aux destinées de cet établissement. Il ne parle, en effet, que le hollandais."

Clamence commence son long monologue, sa longue confession qui va se poursuivre dans les brumes d'Amsterdam, le long des canaux, dans ce bar interlope où s'est réfugié cet interlocuteur dont on saura si peu. Clamence va exercer son métier, celui de juge-pénitent, et s'accuser pour pouvoir, enfin, être juge de ses semblables. Son monologue est en quelque sorte un réquisitoire désespérement lucide contre l'avocat heureux et satisfait de lui-même qu'il était avant la mystérieuse chute qui a désillé ses yeux et l'a amené à tout quitter. Pour moi, il n'y a pas vraiment de chute dans La chute. Enfin si: il y a la chute physique d'une jeune femme, il y a la chute sociale de Clamence déchu de son statut d'avocat brillant. Mais la véritable chute est intellectuelle, morale. Elle me fait penser à la chute originelle, celle d'Adam et Eve. Clamence a "connu", il a mangé le fruit de la connaissance et a été chassé de l'Eden des hommes inconscients de leur bétise, de leur fatuité et de l'inanité de leur existence. Cette connaissance n'est pas celle de la nature humaine. Clamence ne connaissait que trop bien les hommes pour avoir défendu des criminels. Il les méprisait même. Cette connaissance est celle de sa propre nature d'être humain, la prise de conscience soudaine et atroce qu'il ne vaut pas mieux que ceux qu'il méprise.

 De sa position de juge-pénitent, il jette un regard sans concession sur les relations humaines. Rien n'échappe à sa lucidité amère: amour, amitié, politique, compassion,... Clamence est un désespéré rattrapé par un cynisme qui glace d'autant plus qu'il vise et touche juste, un homme qui se punit d'avoir atteint une conscience des choses que la plupart des hommes et des femmes, aveuglés par eux-même, ne pourront jamais atteindre. A travers Clamence, Camus met au jour les ressorts de l'humain, la place centrale de l'ego dans les ressorts sociaux. Et le mensonge qui prend place au coeur des relations humaines. Ses phrases sur l'amitié sont glaçantes: "  "Surtout, ne croyez pas vos amis, quand ils vous demanderont d'être sincère avec eux. Ils espèrent seulement que vous les entretiendrez dans la bonne idée qu'ils ont d'eux-mêmes, en les fournissant d'une certitude supplémentaire qu'ils puiseront dans votre promesse de sincérité. [...] Nous ne désirons donc pas nous corriger, ni être améliorés: il faudrait d'abord que nous fussions jugés défaillants. Nous souhaitons seulement être plaints et encouragés dans notre voie. En somme, nous voudrions, en même temps, ne plus être coupables et ne pas faire l'effort de nous purifier. Pas assez de cynisme et pas assez de vertu. Nous n'avons ni l'énergie du mal, ni celle du bien."

Tout comme le sont celles qu'il prononce sur la soif de domination, de pouvoir soigneusement dissimulée sous les oripeaux du discours

Il n'y a rien de pur dans les relations humaines: "Je sais bien qu'on ne peut se passer de dominer ou d'être servi. Chaque homme a besoin d'esclaves comme d'air pur. Commander, c'est respirer, vous êtes bien de cet avis? Et même les plus déshérités arrivent à respirer."

"Tout à fait entre nous, la servitude, souriante de préférence, est donc inévitable. Mais nous devons pas le reconnaître. Celui qui ne peut s'empêcher d'avoir des esclaves, ne vaut-il pas mieux pour lui qu'il les appelle hommes libres? Pour le principe d'abord, et puis pour ne pas les désspérer. On leur doit bien cette compensation, n'est-ce pas? De cette manière, ils continueront de sourire et nous garderons notre bonne conscience. Sans quoi, nous serions forcés de revenir sur nous-mêmes, nous deviendrions fous de douleur, ou même modestes, tout est à craindre."

Et que dire de cela: "Nous sommes devenus lucides. Nous avons remplacé le dialogue par le communiqué. "Telle est la vérité", disons nous. Vous pouvez toujours la discuter, ça ne nous intéresse pas. Mais dans quelques années, il y aura la police, qui vous montrera que j'ai raison.""

On ressort de ce texte à bout de souffle et d'espoir. C'est un coup de poing d'une rare intensité, porté par un style merveilleux qui chante encore longtemps une fois la dernière page tournée. Il y aurait énormément à en dire, à en tirer, mais je préfère me taire et laisser La chute parler pour lui-même.

Albert Camus, La chute, Gallimard, Folio, 5/5

Commentaires

  • Très beau commentaire pour ce très beau livre de Camus !

  • Je n'ai jamais trouvé les mots pour parler de ce livre. Je l'avais lu parce que j'allais quelques temps plus tard à Amsterdam. Je suis allée me promener le long du port pour retrouver ce roman.
    Mais malgré tout, "Le premier homme" reste MON Camus...

  • Camus est un auteur que n'est pas facile à aborder. J'ai étudié l'Étranger au lycée pour le bac de français et j'ai aimé. Mais avec plus de maturité, je pense que je l'apprécierais encore plus.
    Ton billet est magnifique...

    Bonne semaine !!

  • On ressent tout l'impact et la force qu'a eu sur toi ce magnifique livre de Camus, Chiffonnette ... C'est un auteur très fort dans ses écrits qui nous livre un monde désespéré et désespérant, mais qu'il est toujours bon de lire et de relire. Plus je vieillis, plus je l'apprécie !!

  • @ Julien: merci!!
    @ Anne: j'ai eu beaucoup, beaucoup de mal à rédiger ce billet. Il m'a fallu presque deux mois en fait pour y parvenir. Je n'ai pas lu Le premier homme, mais on m'en parle avec tellement de passion que je ne vais pas tarder à le lire! C'est un auteur qui a une plume vraiment fabuleuse!
    @ Pimpi: merci Pimpi! Je pense qu'il faut une certaine maturité de toute manière pour apprécier les classiques.
    @ Nanne: il m'a vraiment profondément touchée. On en sort à bout de souffle. C'est le genre de texte qu'on lit et relit sans se lasser en y trouvant toujours quelque chose de nouveau. Je suis heureuse d'avoir renoué avec Camus!

  • Ton billet est vraiment très beau! Je n'ai pas lu ce livre de Camus (en fait, de lui je n'ai lu que L'étranger, au cégep et Les justes (qui fait partie de mes grands coups de coeur)) mais tu réussis à me donner le goût de vivre ce moment d,intensité.

  • Une lecture qui m'avait beaucoup marquée aussi, tout comme celle de la pièce Les Justes. L'as-tu lu ?

  • J'ai honte, je n'ai plus que des lambeaux de souvenirs de cette lointaine lecture. Idem pour la peste d'ailleurs que je comptais relire.

  • Coup de poing reçu en terminale, La chute était au programme du bac et je ne l'ai jamais oubliée.
    Et puis j'ai eu la chance cette année-là de la voir adapté sur scène par un comédien, c'était magnifique!

  • un beau billet assurémment et qui me donne envie de découvrir ou redécouvrir cet auteur avec ce titre en particulier

  • Karine:): exactement le but recherché! Je n'ai pas encore lu Les justes, mais avoir lu La CHute m'a donné vraiment envie de me replonger dans son oeuvre!
    @ Emmyne: je ne l'ai pas lue non, enfin juste des extraits au lycée, mais du coup elle est sur ma LAL en pole position! J'attends juste de digérer La chute!
    @ Praline: on oublie vite les lectures qu'on a faites jeune je trouve! J'avoue ne pas avoir beaucoup de souvenir de La peste non plus (j'avais aimé)!
    @ Ori: j'aimerais bien voir une adaptation!! Et j'aurais adoré l'avoir au bac!! :-) Enfin je crois!! :-)
    @ Lael: merci!! IL a été difficile à écrire ce billet!

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