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  • Les dépossédés

    Annarès, petite planète pauvre face à Urras la grande, la riche. L'endroit où s'exilent une poignée de révolutionnaires menés par Odo, écoeurés par l'injustice et les inégalités pour y bâtir une société parfaite, libre et solidaire. Mais même l'utopie a un prix: un travail acharné pour la survie sur un monde aride et quasi stérile et une fermeture complète à toute influence extérieure. Pourtant, deux siècles après la fondation d'Annarès, la volonté des fondateurs a été oubliée, l'odonisme dévoyé pour laisser la place à une dictature d'autant plus lourde qu'elle est celle souterraine d'une opinion publique guère plus difficile à manipuler parles esprits forts que sur Urras. De cela, certains se rendent compte, comme Shevek le physicien rejeté parce qu'il se démarque, parce que ses découvertes dérangent dans un monde qui ne veut pas changer et parce qu'il est en contact avec le monde extérieur. Il va alors oser l'impensable: faire usage de cette liberté qui est censée être la sienne pour aller sur Urras et chercher à partager avec le plus grand nombre sa théorie générale, possible voie vers une technique de communication instantanée à travers l'espace.

    Parfois, on croise la plume de grands, très grands écrivains, d'auteurs d'une immense intelligence, qui savent, non seulement, raconter une histoire, mais donner le sentiment de sortir grandit de la lecture de leur oeuvre. Ursula Le Guin est de ces grands. A ma grande honte, je ne suis pas parvenue à un résumé de l'intrigue des dépossédés qui rende justice à son foisonnement et à son étonnante simplicité. En apparence, rien de bien complexe: juste l'histoire de Shevek dans un va-et-vient entre son passé et le présent qu'il vit sur Urras où il réside dans une université pour poursuivre, et peut-être faire aboutir ses travaux sur une théorie physique. Et sous l'histoire de cet homme, une réflexion poussée sur l'anarchisme et les mécanismes sociaux. Avouez qu'à ce stade là, l'idée de faire face à un cour de philosophie politique matiné des convictions politiques d'une auteur de science-fiction américaine des années 1970 en fait reculer plus d'un, convaincu à tort d'être devant un roman particulièrement ennuyeux! Et pourtant, et pourtant! C'est aussi tout à fait passionnant et fascinant!

    A la base, au-delà de l'histoire de Shevek, c'est l'opposition entre deux planètes, entre deux systèmes qui est mise en lumière. Urras divisée en nations, en proie aux guerres, aux famines, aux inégalités sociales et économiques, gagrenée par l'individualisme et pourtant florissante et toujours vivante. Annarès, pauvre, stérile, lieu d'une expérience rare, celle d'une société anarchique où personne n'est le maître de personne, où tous ont selon leurs besoins et ont coeur de garantir la survie de leur communauté. Le Mal et le Bien en quelque sorte. En tout cas dans le système de pensée qui domine sur Annarès où Urras est perçue comme l'Enfer. Ce simple fait donne déjà le ton: il n'y aura pas de manichéisme. Penser l'autre comme le Mal est déjà commencer l'exclusion. Et une société qui ne survit dans sa perfection que par le repli et le rejet de l'autre ne peut plus être considérée comme parfaite. En effet, Annarès n'est pas parfaite: parce que les hommes ont toujours besoin de se soumettre à une loi même s'ils refusent de le voir, le gouvernement social a remplacé le gouvernement politique et économique (j'avoue avoir pensé à ce stade de ma lecture à l'oeuvre de La Boétie, même s'il n'y a guère de rapports entre les deux), la norme pèse de tout son poids sur les individus. Ceux qui osent affirmer une pensée différente sont en butte à l'ostracisme ou rendus fous. L'aliénation ne se fait plus principalement par la richesse (on ne va pas discuter ici du poids de la norme sociale dans les sociétés de type capitaliste, ceci n'est pas un blog de débat politique ou de sociologie), mais principalement par le nombre, la nécessité de l'approbation d'autrui et la peur de la solitude, sous couvert d'une solidarité qui vole en éclat dès qu'elle est menacée, que ce soit par la famine ou par la décision de Shevek d'aller sur Urras.

    A voir ces deux systèmes dos à dos, on se rend assez vite compte, avec Shevek, à quel point l'homme est nécessairement et foncièrement aliéné par la société dans laquelle il vit, à quel point il est difficile, voire impossible de se rebeller contre ce qui est intégré et qui devient impossible à voir. La vie sociale est fonciérement porteuse d'aveuglement, et d'hypocrisie, chacun défendant ce qu'il connaît même s'il en connaît dans sa chair les défauts. L'attitude de Shevek sur Urras sert le coeur: il en vient à défendre son monde avec passion alors qu'il était, et est encore considéré chez lui comme un dangereux révolutionnaire. Or, si Shevek, capable d'affronter un monde qu'il ne connaît pas et d'essayer de le comprendre en vient là, comment les annarestis peuvent-ils réellement prendre conscience de leur aliénation. Si tant est qu'ils le veuillent...

    Pourtant, il y a de si belles choses sur Annarès: des relations entre hommes et femmes pacifiées, le sexe remis à sa juste place, pas de religion pour provoquer des déchirements, une belle solidarité, l'idée que les moyens sont aussi importants que la fin qui est poursuivie. Tout comme il y en a de belles sur Urras, ce que vient rappeler à point nommé l'ambassadeur terrienne.

    Le plus agréable dans tout ça, c'est de voir se confronter deux conceptions du monde, et la mise à l'épreuve de l'utopie à travers le regard de Shevek, personnage attachant s'il en est, et de son entourage. On prend plaisir à le voir grandir, vivre, réflechir au monde qui l'entoure et essayer d'y trouver sa place. L'occasion de voir fonctionner l'"utopie ambigüe" de Le Guin dans tous ses aspects, de l'étude à la vie de couple en passant par la recherche d'un travail, le remplacement d'une chemise et l'éducation des enfants.

    De la grande, de la très grande SF à découvrir et à relire, intelligente et passionnante!

     

    Les dépossédés appartient au deuxième grand cycle romanesque d'Ursula Le Guin, le cycle de L'Ekumen. Si vous voulez en savoir plus, je vous conseille d'aller voir par .

     

    L'avis de Nebal, fouillé et bien plus intéressant que le mien, celui de ThomThom,...

     

    Ursula Le Guin, Les dépossédés, LGF, 2006, 445 p., 5/5