« Une fille lui restait, seule héritière de sa maison et de ses vastes domaines, déjà mûre pour le mariage, bien en âge de prendre un époux. Plusieurs princes du Latium et de l'Ausonie toute entière briguait son alliance. »
Mais Lavinia, elle, suivra les présages qui disent qu'elle sera l'épouse d'un étranger venu d'au-delà les mers et avec qui elle posera les fondations d'un empire. Au prix de la guerre et du deuil, car Enée remonte le Tibre pour accomplir son destin et vivre le peu de temps qui lui reste à vivre,
Lavinia parle, ou prend la plume. En tout cas, elle livre sa parole, elle, personnage de papier, si mince que son destin tient en quelques lignes, écrasée par la gloire et la tragédie de son époux, par Troie, Hélène et les flammes qui ont tout ravagé. Lavinia si pâle au regard de la geste des héros, dont le poète se rend compte trop tard quelle magnifique héroïne elle est. Aurait pu être. Car on ne sait guère au fil des pages où se séparent réalité et fiction, si Lavinia vit et respire entre deux lignes d'une histoire qui ne fait que l'effleurer, si elle est et se perd dans les phrases de de fantôme qui se confond et qui est, peut-être le poète qui lui a si mal donné vie. Tout en finesse, Ursula K. Le Guin introduit à une réflexion qui se poursuivra tout au long du roman sur la fiction, ses liens avec le réel, et sa puissance.
« A ce que j'en sais, c'est mon poète qui m'a rendue réelle. Avant qu'il n'écrive, j'étais une silhouette perdue dans la brume, guère plus qu'un nom dans une généalogie. C'est lui qui m'a donné la vie, qui m'a donné une identité et donc la capacité de me souvenir de ma vie, de mon identité; et mes souvenirs sont très nets, liés à de riches émotions qui s'imposent à moi alors que j'écris, peut-être parce que les événements dont je me souviens n'accèdent à l'existence que losque je les écris, ou lorsqu'il les écrit. »
C'est une sorte de magie, magie des histoires ou magie de ce monde où les dieux et les oracles parlent, où Lavinia écoute cette ombre, le poète, qui lui raconte Enée, Troie, Didon, et quelques bribes du futur, qui regrette de ne pas l'avoir vue avant de la rencontrer au seuil de sa propre mort. On est pris de vertige par moment, à ne plus savoir s'il noue le destin de Lavinia en lui révélant des bribes de son avenir ou s'il joue le jeu d'une histoire déjà écrite et à tenter de deviner ce que sont ces événements qu'il n'a pas eu le temps décrire et qui adviennent dans les interstices de son poème. Magie en tout cas de la plume d'Ursula Le Guin (mention spéciale à la magnifique traduction de Marie Surgers) qui déroule sous les yeux de son lecteur le Latium et ses coutumes, ses guerres, sa religion, ses hommes et ses femmes qu'on sent presque respirer, entremêlant dans ce décor d'une immense richesse et d'une grande justesse, le récit de Virgile et le sien. On sent tout l'amour qu'elle a pour le poète, sa connaissance de l'Antiquité et l''envie qu'elle a de partager tout cela.
Lavinia est un texte dense, qu'on ne quitte qu'à regret tant on s'est attaché aux personnages, tant il est prenant, tant il y a à y puiser. De manière assez surprenante quant on se souvient des récits de Virgile, Homère, de la mythologie, ou même du cycle du Latium de Thomas Burnett Swann (billet à venir), le sur-naturel n'est présent que par petites touches: pas de dieux et de demi-dieux, de forces surhumaines, d'éclairs et de nymphes dans la forêt d'Albunea. Mais la piété, les rituels, les oracles auxquels tous se soumettent, les mystères, des croyances et une pratique dont on découvre les subtilités entre révérence à la terre, au foyer, aux ancêtres et acceptation du destin dans laquelle parfois se cache la liberté. C'est le cas pour Lavinia, magnifique personnage féminin, complexe, sensible, forte, qui choisit d'accepter l'oracle du poète et se révolte ainsi contre la volonté de sa mère Amata, de son peuple, et des princes. Ce n'est pas la moindre des contradictions que de se révolter pour se soumettre à un destin et à un homme, et cela malgré le prix que l'on sait lourd de sang et de culpabilité. A travers elle, Ursula k. Le Guin dépasse l'image qu'on a souvent du statut des femmes dans l'antiquité comme étant à peine plus que des esclaves, passant d'une tutelle à une autre. Des femmes grecques, on ne saura rien de plus que ce que les rodomontades d'Ascanius laissent apparaître et que ce qu'on voit de la première épouse d'Enée et des troyennes semble démentir. Des étrusques et latines, on voit des femmes composant chacune à leur manière avec les règles sociales, la maternité, les époux que le sort ou leur famille leur ont donné, l'esclavage pour certaines. Sans dissimuler la dureté de la condition féminine, elle dit la possibilité de l'amour paternel, de l'amour entre deux époux, la possibilité d'intervenir en politique, dans la guerre même, de gagner ou de perdre des combats. A travers Lavinia, Ursula K. Le Guin dit la possibilité et la difficulté d'un entre-deux qui soit, entre la soumission et le rejet, une cohabitation harmonieuse, mais aussi la complexité des relations sociales.
Tous les personnages, masculins comme féminins sont à l'image de Lavinia, aussi complexes, déchirés entre leur devoir et leurs désirs, parfois perdus, parfois affaiblis, à l'image du roi Latinus débordé par son épouse et une guerre qu'il ne parvient pas à éviter, d'Enée qui porte la culpabilité de ses déchaînements guerriers ou de son fils Ascanius incapable d'assumer l'héritage de son père.
C'est un texte tout simplement superbe, débordant, dont les accents réalistes permettent une plongée au coeur d'un monde antique finalement assez peu connu. Un gros coup de coeur.
Les avis de Viinz, Nebal, Phooka,...
Le Guin, Ursula K., Lavinia, Ed. de l'Atalante, 2011, 5/5
Commentaires
Il a l'air vraiment chouette ! Il est à toi ? Tu vas le faire circuler ?
Comme j'écrivais sur ton "fameux" brouillon avant que HetF plante, comment ne pas être tentée après ça! J'avais noté l'auteur après avoir lu "Le club Jane Austen", en fait.
ah ben du coup, mon com a disparu... :))) bon, j'ai noté bien sûr, tant d'enthousiasme, difficile de résister!
Rhhaaa je suis de plus en plus tentée, mais je me dois de résister au nom de ma pal et de mes lectures en retard mais c'est dur, c'est très, très dur. :D
Cet auteur est incroyable de talent ! J'avais adoré l'univers qu'elle avait créé pour le cycle de Terremer ! Elle a un don pour poser des personnages, des univers entiers!
@ Stephie: yep! yep! yep!
@ Karine:): ne m'en parle pas de ce brouillon! J'étais folle de rage! :-) Mais oui, c'est un auteur merveilleux! J'ai lu un certain nombre de ses textes de SF est c'est à chaque fois le même bonheur.
@ Choupynette: il ne faut pas résister! Le Guin est au top!
@ Chimère: moi je dis que ta PAL te remerciera parce qu'il ne devrait pas faire long feu ce roman, mais bon... C'est ta PAL :-))
@ Océane: tout à fait d'accord! Je me garde Terremer pour de longues vacances où je pourrai savourer cet univers tranquillement!
Je susi en train de lire Terremer !
Je vous qu'il t'a plu autant qu'à moi et tu m'en vois ravie!
Il a l'air génial! Je sens que je vais me l'acheter rapidement!
@ Theoma: tu dois te régaler si j'en crois ce que j'ai pu lire un peu partout!
@ Phooka: c'est un bijou!
@ Edelwe: une de mes meilleures lectures de début d'année!
Je viens de recevoir mon paquet le contenant ! Je ne l'ai même pas rangé dans ma PAL, tellement je suis certaine de le commencer dès que j'aurais fini le livre en cours !
@ Céline: j'ai sauté dessus dès que je l'ai eu à proximité! Et qu'est-ce que j'ai eu raison! :-)